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tenir le guet le rappela au présent : il était venu pour surveiller Gotton qu’il soupçonnait d’être en proie à cette même fièvre, à ce même délire enflammé dont un ressouvenir venait de traverser son sang. Il se reprit avec colère au sortir de la minute étrange de rêve et de vertige ; il serra les dents et sentit s’augmenter la détestation qu’il avait de ces erreurs de la chair dont la tentation redoutée venait de l’humilier lui-même.

Gotton était descendue jusqu’au bord de la route et, abritant ses yeux de la main, elle semblait regarder et attendre quelqu’un qui approchait. Connixloo l’observait, le regard tendu, le cœur battant. Et voilà qu’au tournant de la route, il vit surgir une silhouette qu’il reconnut aussitôt : c’était le forgeron boiteux d’Iseghem, aperçu la veille. Il portait cette fois-ci sur son épaule deux grandes pioches. Il marchait vite. Peut-être dirait-il seulement bonjour en passant ; il avait l’air d’aller à son travail. Mais non : il abordait Gotton, il enjambait le fossé pour la rejoindre dans le pré. Il était tout près d’elle, maintenant ; il semblait lui parler les yeux dans les yeux. Connixloo voyait distinctement sa chemise bleue, son tablier de cuir noirâtre, sa barbe rousse ; il voyait ses gestes qui paraissaient être tantôt de prière et tantôt de chagrin ; mais il ne pouvait entendre aucune parole. Que se disaient-ils, si graves ? Connixloo s’attendait à de grands rires, à des coquetteries, à des friponneries. Et ils étaient là tous les deux parlant bas, tristes, aurait-on dit, et Gotton les bras pendans avait l’air de ne savoir que devenir. Au bout d’un quart d’heure environ, elle se retourna vers les vaches qui paissaient en haut du pré et elle entraîna le forgeron. Ils regardèrent ensemble les belles bêtes fauves, aux mamelles rosées et gonflées et Gotton se mit à en caresser une sur le front. Alors le forgeron irrité lui prit la nuque entre les mains et lui renversa la tête sous une tempête de baisers.

Connixloo s’était redressé entre les buissons d’aubépine ; il suffoquait d’indignation. Il eût voulu bondir en avant, mais il n’était pas armé, et cet homme, ce boiteux, avait des épaules de lutteur ; il pourrait le tuer d’un coup de pioche. Il s’enfuit à travers le bois...

Quand Gotton eut rentré les vaches, elle alluma le feu dans la grande pièce basse qui sentait le cuir et le lard. Elle suspendit la marmite, par une double chaîne, à deux crocs, fixés à droite et à gauche de l’âtre, et se mit à éplucher sur ses genoux