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goûter, et que l’on sert aux hommes à cinq heures, en de grandes bassines, a le parfum et la vertu d’un thé de Ceylan authentique et préparé suivant les règles. Dans les pavillons qui portent les initiales de tel donateur, de telle secte ou association religieuse, les fauteuils d’osier, chaises longues, rockings, bibliothèques, tables de jeu (où l’on voit surtout des échiquiers), feraient honneur à un joli club anglais de campagne. Il faut aller au mess des officiers pour trouver mieux : des gravures et des aquarelles sur les murs, des roses sur la table, un piano dans un coin, tous les grands journaux et magazines de Londres.

Et ce qui frappe autant que cette qualité des choses, c’est leur tenue. Cuivres et nickels fourbis comme pour figurer derrière une glace de magasin ; parquets brillans où l’on verrait une poussière ; peintures et vernis immaculés des murailles et des meubles. Tout ici témoigne de l’effort habituel et victorieux de l’homme contre les forces extérieures d’inertie, contre la tendance des choses à se ternir et se défaire, contre sa propre tendance à suivre la ligne de résistance moindre. Dans un dortoir où l’on attend des blessés, telle était, tout à l’heure, l’impression de pureté neuve, de conformité absolue, et par conséquent instable, de l’objet au modèle idéal, qu’à peine osait-on marcher et toucher ce que l’on vous montrait. Sur la route, nous avons croisé un escadron dont tous les chevaux semblaient, par leur lustre et leur beauté, par l’étincellement des boucles et des mors, des montures d’officiers. On songe à la vigilance et la patience, aux heures de brossage et d’astiquage qu’exige cette perfection d’entretien. Des Français, qui n’avaient pas encore vu nos Alliés aux tranchées de première ligne, s’étonnaient : quelque critique perçait dans leur admiration. « Les Anglais, disaient-ils, prennent les moyens pour le but. Tant de travail et d’argent dépensé pouvait s’employer plus directement aux fins essentielles. » D’autre part, le sentiment des Anglais avant la guerre, quand ils n’avaient pas vu les Français à l’œuvre, c’est que l’objet français est en général insuffisant, trop mince, trop léger, pas tout à fait efficace ; que l’ouvrier, s’il ne s’agit pas d’œuvre d’art, ne l’a pas poussé jusqu’au bout, — surtout qu’il n’est pas attentivement entretenu. Je me rappelle (au temps lointain des « piqûres d’épingle ») un vieil article du Times sur « le raccommodage français au bout de ficelle. » L’auteur concluait que l’objet n’étant qu’un