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allemande, un refuge contre les aviateurs français qui lui faisaient grand’peur. Le maire de la commune a reçu des observations au sujet des marques de respect qui étaient exigées par ce haut et puissant seigneur. Je transcris, sous sa dictée, les. observations qu’il reçut d’un officier allemand :

— Le fils de Sa Majesté se plaint qu’on ne le salue pas convenablement. Vous allez faire annoncer que tous les habitans de la commune sont convoqués pour recevoir des observations à ce sujet. Les femmes doivent incliner la tête devant Son Altesse et les officiers de sa suite. Il faut obéir.

En conséquence, il y eut un rassemblement d’hommes et de femmes, pour faire, sous la direction de l’état-major du prince, la manœuvre du salut, conformément aux rites imposés par le protocole de la cour berlinoise.

Le château du Frétoy, spacieux logis du XVIIIe siècle, est à peine reconnaissable depuis qu’il a servi de séjour à ce prince plein d’orgueil et hanté de terreurs folles. Les allées du jardin sont recouvertes d’une couche épaisse de feuillage et de branchages, pour donner le change à nos aviateurs. Les bâtimens sont camouflés. L’eau des fossés est masquée d’un enchevêtrement de bois mort, afin d’éviter le miroitement du soleil et de la lune. Enfin, les sapeurs ont creusé dans le sous-sol de l’arrière-cour un passage souterrain, protégé par un blindage de ciment, afin de permettre au prince de se sauver, en cas d’alarme, dans un pigeonnier qui communiquait avec sa salle à manger et sa chambre à coucher.

Le voisinage d’un grand seigneur de l’armée allemande ou de la cour de Berlin attirait toujours sur les villageois un surcroît de vexations et d’outrages. Le maire de Fréniches, commune voisine du Frétoy, nous a communiqué la liste de quatre-vingt-dix-neuf personnes qui furent enlevées de leurs foyers. Par la fenêtre du petit bureau où cette communication nous fut faite, on voit le jardin paisible où furent convoquées les jeunes filles de Fréniches, quelque temps avant cet exil forcé. Un médecin militaire allemand, le docteur Chappuis (serait-ce un parent de Son Excellence von Chappuis, ancien directeur au ministère de l’instruction publique en Prusse ?) attendait ces jeunes filles dans une pièce voisine où elles furent obligées de défiler une à une, pour la plus humiliante formalité [1]. Au

  1. Comparez une page terrible du Journal d’une déportée, publié dans la Revue du 15 juin et dont un des chefs de notre armée nous disait : « Un témoignage aussi accablant devrait être répandu à des millions d’exemplaires dans le monde entier. »