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Kleve. Chevrier ajoute que cet homme grave, né sobre, n’aimant ni le jeu ni la table, avait beaucoup de penchant pour le beau sexe, et qu’il sut toujours cacher cette passion. Le marquis d’Argenson affirme que le maréchal partageait son cœur entre la nature et l’ambition et tirait de ce partage une fidélité domestique que ne connaissaient pas les autres courtisans [1]. » Au plus fort de son attachement pour Bernstorff, Mme de Belle-Isle faisait à ce dernier cet aveu : « J’aime M. de Belle-Isle peut-être ridiculement pour son âge et le mien. »

Les multiples occupations du maréchal le forçaient à de fréquentes et longues absences. D’où le besoin qu’éprouvait sa femme d’une amitié vive et tendre. Elle était ainsi faite qu’elle ne pouvait s’intéresser à quelqu’un sans y mêler un peu de passion. Pendant que Bernstorff était encore à Francfort, elle pensait avec exaltation à ce frère d’élection qui avait si vite gagné sa confiance grâce aux secrètes affinités de leurs âmes. Elle lui écrivait des lettres pleines d’une sollicitude qui étonne lorsqu’on songe qu’ils ne s’étaient connus que pendant une année. Plusieurs passages de ces lettres sont à citer :

« Je veux vous parler à cœur ouvert, et croire que je suis au milieu de cette petite cellule, travaillant à mon métier, où les heures passaient comme des éclairs... Je suis inquiète pour vous, je crains les dangers d’une campagne ; je sais bien que vous ne serez pas exposé autant qu’un autre, et il serait même ridicule que vous le fussiez, mais il arrive tant de choses qu’on ne peut prévoir que je ne peux pas être tranquille ; de plus, la fatigue m’effraie pour vous ; vous avez du courage, il soutient longtemps, mais à la fin, l’on succombe. »

Elle l’adjurait de lui donner fréquemment de ses nouvelles :

« J’exige que, si dans le cours de la campagne il arrivait quelque événement où je pusse avoir quelque lieu de craindre pour vous, que si vous étiez en bonne santé, vous chercheriez le moment, l’occasion de m’écrire sur une enveloppe, — si vous n’aviez pas autre chose, — et cachetée avec une épingle. Autre obligation que je vous impose : de me donner bien régulièrement de vos nouvelles, et, si vous étiez malade, encore plus exactement, et d’ordonner à vos gens que si malheureusement vous aviez une maladie assez sérieuse pour n’être pas en état

  1. Mémoires du marquis d’Argenson.