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vigoureusement, s’il estime que la pièce mérite d’être sifflée. Musco est célèbre ; il vient d’être nommé commendatore non seulement pour l’excellence de son art, mais parce qu’il s’est prodigué pour la propagande en faveur de l’emprunt de guerre, prodigué pour les soldats malades dans les hôpitaux, prodigué pour les blessés.

Mais ce n’est pas une célébrité assise, et comme inamovible ; il faut la défendre de haute lutte. Comment peut-il jouer tous les soirs, les dimanches et les fêtes deux fois par jour, sans un répit au long de l’an ? Comment peut-il choisir et souvent corriger le répertoire, diriger les répétitions, administrer sa troupe ? Problème qui paraîtrait insoluble à nos acteurs français. Quand on lui parle des artistes qui ne jouent que deux fois par semaine, ou moins encore, qui ont le loisir de se promener, d’étudier de se renouveler, Musco répond : Troppo lùsso ; c’est trop de luxe. Le mot est profond. De même qu’il y a, dans sa verve, le souvenir de la misère passée, vaillamment subie et gaillardement vaincue ; de même, ce que le présent contient encore de changeant et d’incertain l’aiguillonne, et donne à sa gaîté son air conquérant. Si l’art de l’acteur devient une fonction, s’il ne connaît plus l’émoi de la lutte, la crainte de la défaite, toutes les dures nécessités d’une vie travaillée, il risque de s’embourgeoiser et de s’engoncer. A l’artiste succèdent le fonctionnaire et le pontife. Rien de pareil ici. Les mœurs théâtrales sont trop différentes des nôtres, et Musco est trop original pour qu’on ait à redouter une si triste fin. C’est encore un peu le char de Thespis, cahoté, mais qui s’avance plein de joie et de cris, semant sur son passage le bienfait du rire et les heures d’oubli. Nous le verrons peut-être arriver jusqu’à Paris, après la guerre : car c’est une des ambitions de Musco, que de mêler à la joie de notre victoire sa triomphante gaîté.


PAUL HAZARD.