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combien de Français ont agonisé pour qu’elle redevienne française !

Sur la terre, nous n’apercevions que solitude, mais l’espace était plein de tumultes. L’artillerie anglaise faisait rage derrière nous, comme du côté d’Arras, avec un bruit de tôles remuées et frappées, et le rythme des coups allait s’accélérant. On avait l’illusion que l’air, toutes les choses prochaines tremblaient à chaque profonde percussion, comme un paysage vacille dans l’orage, sous l’éblouissante secousse des éclairs. Des lignes sifflantes, stridentes, se traçaient invisiblement dans le ciel où des fissures semblaient s’ouvrir et peu à peu se propager jusqu’à l’horizon. Les projectiles devaient éclater par delà le dernier pli de la plaine montante. Dans les silences de l’artillerie revenaient les bourdonnemens aériens : avions perdus quelque part dans la profondeur, comme des moustiques que les yeux cherchent en vain dans un jardin crépusculaire, mais on entend zigzaguer leur grêle vibration.

Tout d’un coup, le paysage s’anima, non d’humains, — l’apparent désert resta le même, — mais de feux et de fumées. Au milieu de la plaine, à droite des ruines de Neuville et tout au ras du sol, une suite d’étincelles se mit à pétiller, pâles, brèves et convulsives, revenant toujours, comme promenées en ligne droite par un distributeur de courant. C’était un tir de barrage. Les Anglais devaient attaquer par là. Mais des fourmis jaunes, remuant au loin sur la terre jaune, n’eussent pas été plus imperceptibles. Un peu plus près, du côté de la Maison-Blanche, les obus lourds commencèrent à tomber ; leurs énormes ballons de fumée noire naissaient d’un éclair, et puis montaient avec lenteur en se développant. Le petit staccato de mitrailleuses lointaines reprit. On tuait, on mourait, sans doute, quelque part. Tout cela, — si dispersé, incohérent, sans mouvement perceptible, avec des espaces de silence, — tout cela, c’était pourtant quelque chose d’une bataille. Le petit bruit discontinu des avions-moustiques évanouis dans la lumière recommençait toujours. Tout d’un coup, à droite, un ronflement énergique nous fit tourner la tête. Par-dessus Les deux grandes tours déchirées dont ils semblèrent frôler les crêtes, ils apparurent, par deux, par trois. Nous en comptâmes dix : tout un vol qui s’éleva très vite, jusqu’à presque disparaître à son tour. Mais parce qu’on les avait vus, on pouvait les voir encore. Tout