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— et puis, de l’autre côté, un massif informe : le pied du beffroi sur le tragique monceau que la tour a fait en culbutant. Ce tronçon, qui n’a plus d’arête, pas même l’anguleux de la pierre éclatée, on dirait la base subsistante et rongée de quelque très vieux donjon du Moyen âge, — moins encore, un rocher à demi fondu sous les vents, les pluies, les gelées de plusieurs millénaires. Seulement, la couleur est celle de la pierre toute neuve, car rien ne reste de l’épiderme que les siècles avaient hâlé, et toute la surface n’est qu’une blessure blême.

Sur des photographies qu’on nous montrait, et qui furent prises après chaque bombardement, on pouvait suivre l’histoire de la destruction. On voyait l’évanouissement progressif d’une forme qui fut vivante. Après les avalanches d’obus des 6, 7 et 8 octobre 1914, la toiture de bronze avait disparu, mais tout était encore debout. Seulement, les lignes s’émoussaient, les reliefs s’oblitéraient, la couleur s’en allait, tout le détail devenait gris et vague, comme d’une silhouette qui peu à peu s’embrume. Bientôt apparurent de grandes traînées lépreuses, et puis, sous des bordées nouvelles, tout commença de s’effondrer. La moitié du palais tombée, le beffroi resta seul, fondant de plus en plus, et tout d’un coup, le 21 octobre, croulant d’une chute horrible. Ce fut une suite de changemens qui rappellent ceux de la mort, depuis le premier voile aranéen, cendré, qu’elle semble poser sur un visage, depuis les premiers affaissemens des traits qui vont se ronger peu à peu, jusqu’au squelette et la poussière.

Ces images nous étaient montrées par deux femmes, dans une épicerie de la Petite-Place, le seul magasin vivant que nous avons découvert à Arras, avec celui de la marchande de corsets, et, peut-être, celui du fabricant de cercueils. Cette boutique est sur le côté de la place d’où viennent les rafales d’acier, juste au milieu du rang de maisons, en sorte que les volées qui visaient le palais ont passé sur son faîte. Elles y passent encore : il y a longtemps que le faîte est abattu, tout le haut étage anéanti. Les deux femmes se tiennent, le jour, au rez-de-chaussée, et, la nuit, dorment dans le sous-sol. Elles ont bien une cave très ancienne et profonde, communiquant avec les grands souterrains du Moyen âge, qui, dit-on, s’en vont, à deux lieues d’Arras, jusqu’au Mont-Saint-Eloi. Elles ont dû renoncer à cet abri. Le lieu, disent-elles, n’est pas sûr. Sous le