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seule, en ces espaces toujours vides, où nul bruit n’arrive plus que celui des explosions. Une aire immense de débris où l’herbe a déjà commencé de courir : paves arrachés, ferraille, zinc, morceaux de bois, culots de 77, verre, — verre surtout, verre brisé, broyé, pulvérisé, tombé comme une pluie du ciel, mettant partout les éclaboussures de ses reflets. Là-dessus, bien au milieu, comme un prodigieux joujou fracassé, la grande cage, déployant sinistrement les mille trous noirs de ses mille vitres.

On errait dans le grand hall, dont la destruction semblait systématique, œuvre non d’un bombardement, mais de mains humaines. On eût dit que la gare, surprise en pleine activité par un ennemi furieux, avait été soudain abandonnée à son pillage. Des horaires de trains vers Lille et vers Bruxelles couvraient encore les murs. On retrouvait les salles d’attente, le buffet, le bureau des bagages. On marchait dans un pêle-mêle de liasses imprimées, de tables, fauteuils de velours, bascules renversées, et les oiseaux, partout, avaient mis leurs fientes. Le guichet du receveur était entr’ouvert, la porte à demi arrachée, les piles de tickets à leur place, dans leur casier, prêtes pour le timbrage, comme si l’employé, laissant tout, était parti au premier coup d’une catastrophe, comme si tout le monde était parti depuis deux ans, sans que personne, jamais, fût revenu.

Et quand on passait sur le quai, l’impression d’arrêt total, ancien déjà, de la vie se précisait encore. Cela rappelait certains songes où l’on croit revenir et visiter quelques restes de notre monde habituel dont un fléau soudain aurait supprimé tous les hommes. Les rails étaient bruns de rouille ; des orties foisonnaient sur la voie : on voyait bien que depuis longtemps aucun train n’était venu là. La voûte vitrée n’était plus qu’aiguilles, lamelles suspendues au quadrillage de fer, à peine visibles, presque fondues aux vides aériens, comme dans une eau grise, les restes d’une glace qui finit de se désagréger. L’horloge pendait de travers, arrêtée à je ne sais plus quelle heure d’autrefois. Le temps lui-même avait cessé de passer là. Le nom de la ville, Arras, gisait par terre, la grande plaque qui le présente, tombée au pied du mur, comme inutile, comme pour dire qu’il n’y avait plus d’Arras.