Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 40.djvu/367

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

depuis deux ans n’est entré, avec des rideaux retombant de vigne vierge et de clématites et, parmi des fouillis de ronces et des foisons de folles graminées (il y avait même des épis de blé, dont les vents apportèrent la graine), des globes somptueux de pivoines et de roses.

Et bientôt, au milieu de tant de mort et de dévastation, voilà ce qui prenait l’attention : les signes de la vie, vie actuelle et nouvelle de cette nature, ou bien vie ancienne des habitans disparus. La ruine pure, prolongée pendant des kilomètres, excédait. En ces quartiers d’écroulemens, ce que les yeux cherchaient, ce n’était pas ce qu’on était venu voir, les aspects du désordre nouveau, mais les restes de l’ordre accoutumé. Par exemple, sur un morceau de mur, la plaque subsistante où se lit le nom d’une rue : rue de la Hasse, rue Legrèle, rue des Charlottes, — celle-là bouchée, près de la cathédrale, par des effondremens qui rappellent certaines ruines de l’ancienne Egypte. Quelquefois une enseigne, montrant que le restaurant du Faisan Gris avait été là, ou bien l’Imprimerie de l’Arlésien, ou bien la Mercerie Blanchard. Le gibus rouge qui jadis annon- çait un chapelier, intéressait comme un vestige de l’activité qui n’est plus, comme un graffito, ou comme le Cave canem de Pompéi. Dans la destruction générale, de tels détails devenaient des curiosités. On voyait l’empreinte d’une créature disparue.

D’instinct, nous revenions aux quartiers où la forme des choses subsiste à peu près dans la mort : rangs de maisons ouvertes à tous les vents, perspectives désertes qui s’animent au passage cadencé d’un peloton britannique. Ces soldats jaunes, c’était la nouvelle espèce installée dans la coquille vide et délabrée de cette ville. Ils y menaient leur vie propre, si différente de celle qui fut auparavant.

Peu à peu, ils se révélaient plus nombreux qu’il n’avait semblé d’abord. On n’avait connu d’eux, — sans presque jamais les voir, — que les soudains tapages de leurs canons, à la périphérie de la ville. Mais dans ces rues centrales, alors même que personne ne s’y montrait, on finissait par découvrir leur présence. Présence souterraine, manifestée par un chant grave et multiple, montant de quelque cave. Çà et là, dans ces cryptes improvisées, des cultes s’attardaient. Parfois, au-dessus d’un soupirail, on lisait des mois comme ceux-ci : English Church, Methodist Chapel, Scottish Church, Brigade Chapel.