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Il y eut un silence, puis Denise reprit : « J’en adopterai d’autres, plus tard. Un seul, ce n’est pas assez ! — et puis, je l’aimerais trop, je finirais par lui devenir un fardeau... »

Denise se leva pour partir et lorsqu’elle eut fermé son manteau, elle saisit les mains de son amie :

— Adrienne, ramène-moi jusqu’à l’hôtel, je t’en prie. Cela m’a fait tant de bien de te parler, tu ne te figures pas ! On a besoin d’un témoin, de quelqu’un qui vous voie. Cela vous donne de la force. Je sens que maintenant j’en ai pour faire une chose que je n’ai pas encore faite. Mais si tu me laissais aller seule, je ne sais pas, peut-être que je ne pourrais plus.

Sans faire de question, Adrienne remit son chapeau, sa jaquette de fourrure. Elles partirent ensemble. Il était tombé de la neige dans la journée et la lune bleuissait les rues désertes. En chemin, Denise dit :

— C’est bon de respirer, dis, Adrienne ? L’air a un goût de neige. Je sens cela maintenant comme si je m’étais relevée de mon cercueil.

— Oui, mon petit.

— Le croirais-tu, reprit Denise, depuis que j’ai revu Philippe, j’ai vécu d’abord dans de telles transes, puis j’ai traversé une lutte si dure pour n’être pas tout simplement écrasée de chagrin, pour sauver ma vie, mon âme, que je n’ai pas versé une larme, pas une seule. J’ai passé du désespoir à l’action presque sans détente, sauf dans cette nuit de grâce, cette nuit de Noël ! Il y a eu des jours où j’aurais bien voulu pleurer, — maintenant plus. J’ai renoncé à cette douceur. Et voilà ce que j’aime : c’est cet air affilé de la nuit, c’est cette lumière calme et impassible de la lune qui me fait froid dans le cœur à l’endroit qui a été si longtemps brûlant.


Elles arrivèrent à l’hôtel Corneille. Denise passa la première, conduisit son amie à travers le vestibule à demi éclairé qui sentait la cuisine, — puis par l’escalier, — et, par un long couloir obscur et feutré, à sa chambre. Elle alluma l’ampoule électrique qui pendait au plafond. « Danielle ! » appela-t-elle. Une porte s’ouvrit et une grande femme osseuse qui avait de beaux cheveux gris brillans peignés en arrière de son front ridé, entra dans la pièce. Une lueur éclaira sa figure soucieuse