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continuais toujours de penser à Philippe, à mon amour, de sentir cette béatitude qui frôlait perpétuellement mon âme... Et enfin j’arrivai au souvenir de l’heure que je t’ai dite, cette heure terrible d’égoïsme et de frénésie. Je goûtai l’humiliation la plus profonde. Je compris que mon cœur trop cupide avait mérité son désastre. Et l’idée me vint que peut-être ce serait mon sort, mon utilisation, que de rester simplement par ma douleur même un être qui croit à la douleur et qui a pitié.

Je partis lentement ; j’avais à peine mangé depuis six jours et j’étais très faible. Je crois que si quelqu’un m’avait tendu la main pour m’y appuyer, je l’aurais acceptée. Il n’y avait pas de voiture et le soir était froid. Je rentrai à pied, je me couchai et, pour la première fois depuis la visite de Philippe, je m’endormis d’un sommeil calme et sans rêves.

Vers deux heures du matin, je m’éveillai. C’était la nuit de Noël et l’heure où autrefois nous rentrions à la maison, maman, mes frères et moi, après la messe de minuit. Je m’assis brusquement ; j’étais très réveillée, toute tendue, sans aucune fatigue. J’avais l’impression qu’il y avait quelque chose à faire, une décision à prendre, une espérance à embrasser ; je sentais que c’était fini maintenant d’errer et de me consumer en pensant à moi. Et cependant je ne savais pas du tout ce qui allait arriver. Mon cœur battait à grands coups espacés. Pendant quelques secondes, je restai ainsi, les yeux ouverts, dans le noir, et puis je sentis monter du fond de moi-même l’image de cet orphelin de Vouziers, ce petit Léonard Seulin, avec sa figure d’abandon, ses yeux où le froid de la mort est entré. Comment l’ai-je si bien revu après l’avoir tellement oublié ? Je me dis : « C’est cela, c’est lui ; voilà ce qu’il faut que je fasse, » et j’éprouvai une grande joie.

Le soir de ce jour de Noël, le soir même, je repartais pour Annemasse, laissant Danielle à l’hôtel. Je retrouvai tout de suite la jeune femme qui, à notre arrivée, avait pris soin des petits orphelins de notre convoi. Je lui dis pourquoi je venais et comment je m’étais décidée. Elle ne parut pas étonnée. C’était une charmante personne, la femme d’un pasteur ; elle avait un visage heureux et sérieux plein d’innocence, un visage de bon augure. Elle m’emmena vers la maison où était logé Léonard Seulin, chez une bonne paysanne de Savoie, avec six autres petits orphelins rapatriés comme lui. La maison était un peu