Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 40.djvu/343

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la colonne qui se pressait vers la porte ; puis je sortis, je les vis descendre les marches ; elle l’arrêta, ils se sourirent ; elle entr’ouvrit son pardessus, glissa ses doigts dans la poche de son veston et en tira quelques sous qu’elle mit dans la sébille d’un mendiant. Ils s’éloignèrent et je ne les suivis pas davantage.

Je les avais vus ; je comprenais mon malheur. Il avait rencontré une femme beaucoup plus belle que moi, meilleure aussi probablement. Ils s’étaient aimés ; peut-être même était-ce le cœur de la jeune fille qui s’était ému le premier... Alors, c’était inévitable, n’est-ce pas ? Celle qu’on sacrifie, ce ne peut pas être celle qu’on aime.

J’étais brisée de fatigue, je me sentais faible ; ma douleur sommeillait lourde, énorme, mais tranquille au dedans de moi. L’après-midi, je retournai à l’église, — une autre église, — j’entendis vêpres, le salut, un long sermon, tout cela du fond d’une torpeur d’épuisement. Je pensai à maman comme, du temps où je la soignais, je pensais à Philippe, — avec cette même impression de me jeter dans un refuge hors du monde. Je n’avais pas le courage de porter mon regard en avant vers aucune forme d’avenir, mais il me semblait déposer toute ma vie, une seule masse indistincte de douleur, sur les genoux de ma pauvre maman. Je pensais que personne n’aurait jamais pitié de moi, hormis elle, du fond de son éternité. J’appelais sa main sanctifiée sur ma tête vaincue. Ah ! j’aurai Jean, oui ; je ne l’avais pas encore retrouvé à ce moment-là ; maintenant je sais qu’il est au front ; nous nous écrivons. Mais il ne saura jamais ce que j’ai souffert. Peut-on dire ces choses-là à des garçons ? Leur propre vie est trop jeune, trop abondante pour qu’ils soient capables de pitié.

Et alors, mon amie, je revins sur le passé. Je me dis : « Personne n’aura pitié de moi ; mais de qui ai-je eu pitié ? à peine de maman ! » La parole d’agonie du Seigneur se prononçait dans mon esprit : « Eh quoi ! vous n’avez pu veiller une heure avec moi !... » Je compris qu’elle était pour moi d’une vérité effrayante. Moi qui ai passé tant de nuits au chevet de maman, je me demandai quand j’avais vraiment veillé avec elle, pris ses douleurs pour moi, compati, comme je la suppliais maintenant de compatir. Je le vis clairement : quand je m’ingéniais à la soulager, je cherchais à repousser la souffrance de l’entendre gémir. Son martyre ne m’était pas immédiat. Je