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loin au-dessus des plaies humaines. Et le froid de la pierre insensible contre mon épaule me faisait du bien.

Un après-midi, je me trouvai au bord d’un grand cimetière ; je crois que c’est le cimetière Montparnasse. J’y entrai ; j’y restai longtemps ; il neigeait ; personne n’était venu chez les morts par un si vilain temps. Il me semblait que j’aurais donné tout au monde pour me retrouver à Vouziers sur la tombe de maman ! En sortant, à la nuit tombante, je vis, contre le haut mur tapissé de lierre, un homme et une femme qui s’embrassaient. Je les regardai, là, si près des morts, eux qui étaient comme j’avais été moi-même quelques jours encore auparavant : des gens livrés au transport, des gens pour qui la mort n’existe pas ! C’étaient un soldat en uniforme boueux et une femme misérable. Combien de temps avaient-ils été altérés l’un de l’autre ? Ils n’ont pas bougé pendant que je passais ; je n’ai pas vu les figures, mais j’ai senti la passion de cette pauvre femme, la tension de tout son maigre corps immobile. Elle était suspendue comme l’alouette au sommet de son élan. Bien sûr, ils ne savaient plus qu’il faisait froid et sombre ; ils n’étaient plus pauvres ; tout était beau pour eux. Je m’en allai, me croyant calme. Ces choses-là me faisaient mal comme un poison qui ne se révèle que peu à peu.

Je rentrai ; je trouvai Danielle les yeux rouges d’avoir pleuré, qui me couchait et me montait du bouillon.

Un dimanche vint, le quatrième dimanche de l’Avent qui était aussi la veille de Noël. Un grand désir avait surgi en moi de voir cette jeune femme qui est maintenant la femme de Philippe. J’avais beau souffrir, je n’arrivais pas à croire tout à fait à la réalité. Il y avait quelque chose en moi qui n’y croyait pas. Je te l’ai dit, j’avais tellement pris l’habitude d’un recours intérieur à mon fiancé. J’avais avec lui une vie de rêve qui pendant deux années et demie avait fini par équivaloir presque à une réalité. Je fermais les yeux et il était dans la chambre ; je pleurais et il appuyait ma tête sur son épaule. J’avais eu ainsi avec lui une vie de tendresse complète et de toutes les heures, si intense que je me disais quelquefois : « Quand nous serons réunis, ce ne sera pas plus doux. » Alors, tu le comprends bien, cette habitude restait : c’est comme quand on est assis près d’un mort, on croit toujours le voir respirer. Et je pensais : « Si je le vois avec sa femme, ce sera fini. »