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de temps en temps dans la masse une jolie femme, une créature tout à fait d’une autre espèce que les autres avec des joues roses, des dents brillantes, une manière vive et légère de remuer la tête, un air content. Chaque fois que j’en voyais une, je me demandais si elle ressemblait à la femme de Philippe et les mots qu’il avait dits, — les mots les plus cruels, — me brûlaient plus fort : « Elle a besoin d’être très ménagée en ce moment. »

Un soir, j’entrai à la Sorbonne, où Max m’avait emmenée deux ou trois fois entendre un cours qui le passionnait. Je vis une queue de gens qui se pressaient à la porte d’un amphithéâtre, je me rangeai parmi eux et j’entrai. Le cours était justement de ce professeur qu’aimait Max et de qui ses lettres nous parlaient presque chaque jour. Quand il entra, maigre et grisâtre derrière l’huissier, il me fit l’effet d’une espèce de mannequin, le reste, l’ombre d’un homme. Autour de moi j’entendis des jeunes filles qui chuchotaient, je compris qu’on le plaignait d’avoir perdu son fils unique. Il parla d’histoire grecque pendant une heure, d’une voix morte, mécanique ; il n’y avait pour l’écouter que des femmes et quelques étrangers dépenaillés. Je n’avais encore rien trouvé qui fût aussi triste. Cela m’apaisa. Il y a des momens où l’on arrive à se reposer dans sa douleur comme un nageur qui fait la planche. On ne cherche pas autre chose. On ne se représente plus qu’il existe autre chose ; on est là tranquille, baigné dans un fluide sombre qui pénètre jusqu’au dernier repli. Les résistances du dedans cèdent, les palpitations meurent, et on croit alors que c’est fini de se débattre, qu’on a vraiment renoncé. D’ailleurs, je te dirai qu’à aucun moment je n’ai senti de révolte. Oh ! je vois bien que je ne ferai jamais une révoltée ; je n’en ai pas l’étoffe. Mais le plus dur pour moi, c’était de comprendre, de me mettre les faits dans la tête, de les planter à la racine même de ma vie intérieure qui était tout entière l’amour de Philippe.

J’errais au hasard ; je regardais toutes les figures ; je regardais surtout les mutilés dont chacun était pour moi comme une ombre de Philippe, et j’étais épouvantée d’en rencontrer un si grand nombre. J’entrais dans les églises ; plusieurs fois je m’arrêtai à Notre-Dame. Je m’appuyais au pilier du transept et je regardais la rose Nord, qui est si triste, froide, ensanglantée, glorieuse, comme une promesse de paradis suspendue très