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faire visite à des parentes qui avaient quitté leur ferme des environs de Vouziers et s’étaient réfugiées à Paris dès le début de la guerre. J’étais sûre que Philippe allait venir. Je remontai dans ma chambre où je ne pus faire autre chose que d’attendre, les yeux fermés. Ah ! j’ai pris de mauvaises habitudes à Vouziers pendant les soirées sans lumière ! Attendre, les yeux fermés, quand est-ce que je me guérirai de cela ?

A deux heures et demie, un petit garçon m’apporta sa carte. Je demandai qu’on lui donnât le numéro et qu’on le laissât monter.

Une minute après, il entrait dans la chambre. Il était en civil, la manche gauche de son veston pendait vide depuis l’épaule, et plate, le long de son corps. J’eus l’impression que sa taille était amaigrie et déviée, son équilibre incertain. Il était extrêmement pâle. Je fus saisie au point de ne pouvoir bouger. Assise au bout d’une vieille chaise longue, je joignais les mains vers lui et le regardais en pleurant. Il ferma gauchement la porte et puis, au lieu de venir à moi, il se tint debout à l’entrée de la chambre comme un homme qui ne sait que devenir. Alors je compris qu’il s’était passé autre chose que ce que je voyais, quelque chose de pire. Je lui demandai tout bas : « Philippe, qu’est-ce qu’il y a ? »

Il s’approcha ; il s’assit, il finit par dire : « Je n’ai pas tenu la promesse de nos fiançailles, Denise, je me suis marié. »

Je fermai les yeux en essayant de comprendre. Il dit misérablement : « Vous n’auriez peut-être plus voulu de moi, Denise ; vous voyez comme ils m’ont arrangé. »

C’est inouï, Adrienne, n’est-ce pas ? inouï, les choses que les hommes peuvent dire quelquefois !

Je lui demandai s’il pouvait me raconter comment cela était arrivé. Je pensai que je le voyais pour la dernière fois et que, si c’était possible, j’aimais mieux le comprendre.

Il me raconta en effet son histoire depuis qu’il avait été blessé à Verdun, au mois de mars dernier. On l’avait, me dit-il, amputé une première fois à Bar-le-Duc, — puis amené à Paris où il avait été nécessaire de l’amputer de nouveau, à deux reprises, — et de finir par désarticuler l’épaule. Il me dit que, dans l’excès de la souffrance, on change, que le passé pâlit.

Adrienne se leva impatiemment et, portant haut sa jolie tête