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et, ramassant vivement un enfant qui était debout sur le quai, il le hissa vers nous. « Orphelin, dit-il en français avant de refermer la porte, rien à faire ici. En France, en France... » C’était un garçon de six ans, brun et délicat. Il avait une expression stupéfiée, passive, mortellement triste. Toutes les places des deux banquettes étaient occupées ; mais je ne suis pas grosse et je pus l’asseoir à côté de moi. Je regardai l’étiquette qu’on lui avait suspendue au cou. Son nom : Léonard Seulin, y était inscrit, et la mention : Orphelin.

Ce premier voyage dura huit heures. Il était nuit quand nous arrivâmes dans un village où étaient dressés de grands baraquemens de planches où nous dûmes nous installer. Il s’y trouvait de la paille fraîche. On nous avait avertis d’emporter chacun notre couverture, et j’appris ce que c’est que de dormir comme un soldat. Nous étions en quarantaine et au secret afin de ne pouvoir apporter en France aucune nouvelle récente sur les mouvemens de troupes. Cela dura huit jours. Je m’occupai un peu pendant ce temps du petit Léonard Seulin et de plusieurs autres enfans qui avaient été amenés au train en même temps que lui, et confiés à la charité des voyageurs. Mais il y avait parmi nous des mères de famille qui naturellement avaient pris autorité sur ces petits.

Nous étions une triste société ; je me rappelle surtout ceux avec qui j’ai achevé le voyage. Il y avait un jeune homme, — le seul du convoi, — un tuberculeux, si maigre avec ses tempes collées, bleuâtres, sa pauvre bouche saillante et pâle, qui semblait savourer continuellement l’amertume d’un mal auquel il n’y aura pas de remède. Il parlait quelquefois pour rassurer des vieilles femmes qui s’agitaient et disaient qu’on les avait trompées, que les Allemands, au lieu de nous renvoyer en France, allaient nous garder dans ces baraques jusqu’à la fin de la guerre. Il intervenait avec une voix patiente et fatiguée et puis il détournait rapidement la tête comme s’il avait craint qu’on ne lui parlât de lui-même. Il y avait un très vieux prêtre, très poli, qui s’étendait le soir sur son lit de paille avec autant de dignité que s’il se fût assis dans son confessionnal. Il avait une belle couronne de cheveux blancs, de petits yeux brillans et vagues qui ne regardaient nulle part et dont l’expression distraite avait quelque chose d’apaisant. Nous ne comptions guère que ces deux hommes dans le convoi. Eux à part, c’étaient des