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Les larmes roulaient sur les joues de Mme Estier, tandis qu’entre ses mains elle tenait le visage appauvri aux lèvres pâles, gercées, où les yeux brillaient d’une lumière désincarnée, comme deux étoiles solitaires dans un ciel froid.

— Et toi ? demanda Denise. N’est-ce pas ? on a peur de raconter et on a peur de demander !

— Moi ? répondit Adrienne, je suis une privilégiée, j’ai encore mon mari, j’ai un enfant ; et pourtant, je vis dans une angoisse telle que, par momens, il me semble qu’il vaudrait mieux être morte.

— Oh ! dit Denise, tu as un enfant !

— Oui, laisse-moi te le montrer, veux-tu ? j’aimerais le voir dans tes bras.

Elle disparut et revint aussitôt portant un poupon qu’elle déposa sur les genoux de Denise. Elle-même s’accroupit à côté, collant sa joue à celle de l’enfant.

— Comme il est joli ! dit Denise. Quel âge a-t-il ?

— Un an ces jours-ci. Mon mari a été blessé en Artois au printemps de 1915, je l’ai eu un mois en convalescence, — il m’a laissé ce petit monstre pour me tenir compagnie, pour que je ne sèche pas de chagrin et d’impatience, n’est-ce pas, Raymond ? n’est-ce pas, mon pauvre ami ?

Elle fermait les yeux en parlant et arrondissait sa belle petite bouche. L’enfant dévisageait Denise d’un regard intense et noir.

— Oh ! dit-elle, comme il me regarde, quel sérieux ! Et elle l’embrassa impulsivement, d’un mouvement presque sauvage.

— Est-ce qu’il ressemble à son père ? demanda-t-elle.

— Oui, beaucoup.

— Je lui fais peur, il va pleurer, dit brusquement Denise. Tiens, reprends-le.

Adrienne le prit dans ses bras et s’en alla en le berçant.

— Voilà, dit-elle en rentrant, je l’ai rendu à nounou. Je veux l’avoir à moi toute seule. Denise, comment est-ce chez nous ?

— Chez nous ? c’est comme dans une prison et, pour beaucoup de pauvres gens, c’est le bagne. Ceux qui sont forcés de travailler pour l’ennemi ! Je pense que vous le savez ici, qu’il y a des martyrs, là-bas ? Des garçons qu’on attache au poteau.