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de Denys Huleau, paralysé en pleine jeunesse par une lésion de la moelle dont il avait mis trois ans à mourir. Quand Denise était venue au monde, sœur cadette de deux garçons, le mal était déjà là. L’enfant portait en elle quelque chose d’une nature malade, une avidité découragée. Elle ne ressemblait pas du tout à sa mère, et d’après les portraits qu’Adrienne avait pu voir toute sa vie dans la maison des Huleau, pas à son père non plus, — quoiqu’elle tint de lui le front bombé et le blond léger des cheveux. Dans ses jours de rêverie, Adrienne avait songé quelquefois : elle ressemble à la maladie de son père, — elle reproduit ce qu’a pu sentir, ce qu’a pu souffrir cet être jeune et condamné, cet infirme amoureux, cette âme qui dans la gangue d’un corps paralysé s’affolait par momens du désir de vivre. On savait que le ménage Huleau avait été passionnément uni. Mme Huleau qui, après son veuvage ne quitta plus jamais le deuil, vit grandir d’un œil un peu lointain et presque sévère ce troisième enfant. C’était comme si elle n’eût pas cru tout à fait que cette créature sensitive et singulière fût vraiment son enfant à elle, le dernier fruit de sa jeunesse et de son amour brisé. Veuve, elle avait essayé de supporter la vie en s’adonnant à la dévotion et aux bonnes œuvres ; son caractère s’était précisé, simplifié sous l’action d’une rigide discipline. C’était une femme de volonté cornélienne. Lorsqu’elle retrouva quelque joie, ce fut par ses fils qui lui ressemblaient et dont les études exceptionnellement brillantes lui apportèrent cet élément de fierté qu’une femme de son espèce regarde instinctivement comme son dû. Mais Denise, trop petite, trop nerveuse, avec ses accès de convoitise et ses désespoirs, l’inquiétait sans émouvoir vraiment son cœur.

Tout en scrutant ses photographies de couvent. Mme Estier reformait intérieurement l’image de sa petite compagne, dans les années qui suivent la première communion. Comme elle était touchante et charmante, cette enfant chétive dont les yeux pâles avaient de subites ardeurs ! Sur ses tempes presque transparentes sinuait une coulée bleue. Ses cheveux, nattés en semaine sur le sarrau noir, s’étalaient le dimanche entre ses deux épaules, — un flot soyeux, d’un blond où l’on eût dit qu’était coulé un peu d’argent, et qui luisait avec un éclat tiède. Ce flot sur sa robe de pensionnaire, c’était comme l’épanchement visible d’une qualité secrète de son être, l’effluve émané de sa