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elle avait été élevée dans un joli couvent et à son amie de pension, Denise Huleau, la petite Nise comme on disait, qui s’était fiancée tout juste après elle, six mois avant la guerre, et n’avait pu se marier avant que l’invasion l’eût emprisonnée à Vouziers. « Pauvre petite Nise, si bizarre, si gentille, qu’est-elle devenue ? » Sur cette réflexion, Mme Estier sentit l’onglée lui mordre les pieds, et elle reprit vivement sa marche. Elle passa près du bassin gelé, sauf, au milieu, un rond noir où retombait la pluie du jet d’eau. Elle croisa la femme en deuil, qui tenait dans son manchon d’astrakan la main du petit garçon. Puis elle entendit une voix frêle, presque cristalline, qui disait : « Quand le bassin sera dégelé, Léonard, je te donnerai un petit bateau. »

Mme Estier se retourna : cette voix charmante avait pour elle un son si familier ! Elle fit quelques pas derrière la promeneuse, puis, s’écartant un peu, essaya de distinguer un profil sous les bords du chapeau noir, et soudain elle s’avança en murmurant :

— Denise ! Est-ce possible ?

— Oh ! Adrienne ! s’écria la voix frêle.

Et deux jeunes visages glacés se pressèrent avec ferveur.

— Depuis quand es-tu revenue ?

— J’ai été rapatriée en décembre.

— Et tu ne m’as rien dit ?

— Pas encore. Ne m’en veuille pas.

Et les grands yeux timides se baissèrent.

Adrienne Estier dit tout bas, en touchant le voile de crêpe :

— Je n’ose pas t’interroger ?

Denise dit :

— Mon frère Max il y a un an, maman à l’automne.

Muettes, elles s’embrassèrent de nouveau.

Puis Mme Estier demanda :

— Rentre avec moi, c’est tout près ; où habites-tu ?

— A l’hôtel Corneille.

— A l’hôtel ! Mais, Denise, tu m’as oubliée !

— Non, non, dit Denise avec un battement nerveux des paupières. Mais tu ne sais pas... J’ai traversé des choses très dures. Écoute, pas encore ce soir, demain si tu veux...

Adrienne Estier chercha les yeux de son amie, de grands yeux dont elle avait aimé la clarté depuis l’enfance.