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Il est huit heures passées : le crépuscule s’attarde longuement dans le ciel, et le couchant est encore assez clair pour qu’on puisse saisir cette couleur indéfinissable qui revêt d’une splendeur étrange les vieilles bâtisses marseillaises : une sorte de gris ambré et chaud, comme flottant dans une poussière vermeille. En face, sur l’autre quai, les hautes maisons aux façades percées de petites lumières très brillantes semblent faites d’une argile blonde, encore tiède du four. Sous ses corniches et ses moulures rococo, l’Hôtel de Ville prend des tons orangés de palais vénitien, tandis que, derrière lui, contre le firmament d’une pâleur nacrée, se découpent la masse sombre de l’hôpital, le noir clocher des Accouls, et, à peine visible, la lanterne dorée de la Major. Dans l’eau dormante, aux reflets métalliques et aux exhalaisons fiévreuses, des colonnes de feu s’enfoncent verticalement comme des vestiges de cité engloutie. Au milieu, dans l’espace uni et miroitant laissé libre par les carènes des navires, glisse une gaze légère, une ombre bleue, reflet du ciel toujours clair, où vogue un unique et lourd nuage couleur de prune...

Sur le quai envahi par la nuit, entre les blocs de marbre de Carrare, les entassemens confus d’où monte la senteur marine du goudron, des petites filles, qui se tiennent par la main, chantent et font des rondes. La vergue d’un voilier se dresse obliquement sur les profondeurs de l’espace, tournée vers les voies innombrables de la mer, — départ de nuit, par un ciel radieux, vers des paysages que l’on rêve toujours enchantés, malgré les sous-marins...


Autour des lampadaires qui s’allument de loin en loin, à presse s’éclaircit : parmi les flâneurs, on ne voit plus guère errer que les soldats permissionnaires. Les travailleurs sont déjà couchés, ou rentrés dans leurs campemens.

Ces campemens des manœuvres coloniaux, c’est tout un monde à part. Dès les premiers mois de la guerre, il a fallu subitement loger ces hôtes inattendus, leur improviser des gites aussi économiques et expéditifs que possible : ce ne fut pas une petite affaire. Tout de suite, on songea à utiliser les anciens locaux de l’Exposition Marseillaise et les terrains avoisinans, tout cet immense parc qui s’étend le long de la promenade du