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sacra, avant les fouilles du Forum. Et partout des racines de murs, des semblans d’atriums avec des restes de mosaïques, évidemment de la décadence, des voûtes éventrées à fleur du sol... Dans un coin, une petite place rustique, ombragée de quelques platanes, où l’on découvre une fontaine murmurante, entourée d’un bassin quadrangulaire et de baquets pour les laveuses. Une Napolitaine dépenaillée remplit au goulot de la fontaine un affreux bidon à pétrole, en guise de seau, puis elle le place sur son épaule, — et la voici qui s’avance avec le même rythme et la même dignité que si elle portait une amphore. Derrière elle, sur le rebord de la vasque, un Arabe lave du linge, en le pressant en cadence de ses deux pieds nus, à la manière des foulons antiques.

Dans ce terrain vague, aux vestiges hétéroclites, on perd la notion des temps et des milieux. Rome et l’Afrique s’entremêlent et s’embrouillent. Sur les côtés de ce moderne Campo vaccino, il y a des cafés maures, hantés par toute une clientèle en chéchias, en gandouras et en culottes bouffantes. Semblables à des autels domestiques, les cheminées lambrissées de faïences peintes exposent leurs burettes et leurs petites tasses aux couleurs crues, que le kaouadji apporte toutes fumantes aux joueurs d’échecs accroupis sur les nattes des divans. En face, proche la vieille église dominicaine de Saint-Canat, les Balkaniques ont établi des cafés turcs, aussi primitifs que ceux de leurs voisins, mais beaucoup moins pittoresques : de misérables bancs de bois y remplacent les divans, et l’attitude sans gloire de ces pauvres exilés, le ton discret et comme craintif de leurs conversations forment un vif contraste avec les façons tapageuses et un peu brutales des autres, avec les sonorités cuivrées des gosiers africains.

L’Afrique est, ici, maîtresse. Elle règne, à peu près sans conteste, sur la majeure partie de la Vieille-Ville, où ne s’aventurent guère ni les Français de la métropole, ni les Britanniques, ni les Hindous. Par la Grand’Rue, qui traverse le Campo vaccino et le ci-devant boulevard de l’Impératrice, l’infiltration africaine pénètre jusqu’au cœur de l’antique Massilia, et, par les rues aquatiques et grouillantes du Vieux-Port, elle monte jusqu’à la caserne, où sont campés les coloniaux, et ainsi elle submerge toute la vieille acropole massiliote. Ces quartiers regorgeans de restaurans populaires, infestés de bouges et de