Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 40.djvu/292

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cher aux Orientaux. Un vieillard tourne fébrilement la queue d’une rose rouge, tandis que ses petits yeux gris sont comme perdus dans des calculs qui semblent franchir des mers lointaines...

Leurs voisins, les Serbes, se font aussi remarquer par leur affluence insolite : officiers aux uniformes flambant neuf, aux buffleteries et aux bottes éblouissantes, ouvriers et paysans aux complets minables, tout déteints par l’eau de mer et les averses. Parmi eux, des Juifs de Salonique, et même des Juifs algériens et tunisiens. Je reconnais, sur les têtes des femmes, les mouchoirs de soie à double corne pendante, qui emprisonnent les chevelures de nos Rébecca et de nos Esther, dans les petites rues d’Alger, aux alentours de la place Randon. En général, tout ce qui est algérien et marocain a élu domicile aux environs d’un terrain vague, qui s’étend derrière la Bourse, sur l’emplacement d’un vieux quartier, prodigieusement sordide et pittoresque, démoli à la veille de la guerre, pour y faire un square. J’y cherche en vain les venelles noires et fétides, encombrées de tas d’ordures, où de perpétuelles tendues de linges claquaient aux fenêtres, sous les coups du mistral, mais qui portaient des noms si poétiques : rasée la rue Ventomagy, et la rue de la Pierre-qui-rage ! La rue de la Lune-d’Or est réduite à un misérable tronçon. Quant à la rue Pavé-d’Amour, elle a perdu tout un côté de ses maisons.

C’est une désolation. Une plaie béante s’ouvre dans le vieux Marseille, un grand espace bouleversé et coupé de ruines, comme effondré entre la Bourse et la Nouvelle Poste. Sous le soleil méridional, qui dore étrangement les vieux murs, qui prête une noblesse au moindre débris architectural, ces ruines marseillaises vous évoquent tout de suite un paysage romain, une sorte de Campo vaccino, où courent les poules et les coqs du voisinage et où il ne manque que les buffles des anciennes estampes. Pour peu qu’on y mette de bonne volonté, l’illusion est elle-même assez complaisante. Là-haut, cette tour moyenâgeuse, avec ses croisillons et ses mâchicoulis, au-dessus d’une grande bâtisse aux murailles dénudées, c’est la tour carrée du Capitole dominant la Maison du Sénateur. A gauche, cette église rococo flanquée d’un campanile italien, ce ne peut être que Saints-Cosme-et-Damien. Cette voie, pavée de larges dalles et à demi enfouie sous les décombres, c’est l’amorce de la Vie