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un autre destin que cette mort, même glorieuse. C’est une France digne d’eux qui leur a manqué beaucoup plus qu’ils n’ont manqué à la France. A cette ardente jeunesse, au lieu des vagues aspirations qui la firent se gaspiller en de vaines aventures, il aurait fallu un idéal national bien défini, avec un chef pour la conduire. Mais il ne se peut pas que leur sacrifice demeure inutile : plus que jamais nous devons à leur mémoire d’espérer...


Leur souvenir m’accompagne à travers les rues de Marseille, transformées par la guerre. S’ils ne sont plus là, si l’habituelle population masculine de travailleurs et de négocians a sensiblement baissé, — en revanche la figuration cosmopolite est devenue quelque chose d’énorme et d’envahissant. Les Balkans. l’Asie-Mineure, l’Afrique du Nord et l’Afrique occidentale, l’Orient et le Moghreb se déversent sur la ville à flots toujours plus nombreux et plus denses. Des fonctionnaires m’assurent qu’en ce moment Marseille a plus de six cent mille habitans.

Le nombre des Hellènes a considérablement augmenté depuis la guerre. Ces métèques qui, en temps normal, constituent à Marseille une importante colonie, se sont vus renforcés par des bandes de fugitifs venus de l’Archipel, de Constantinople et du Levant. Dans le quartier qu’ils affectionnent, entre la Cannebière, la place de la Bourse et la rue du Jeune Anacharsis, les cliens se pressent aux devantures des cafés peints en bleu et blanc, les couleurs du pavillon hellénique. Des inscriptions en lettres grecques signalent aux nouveaux débarqués les lieux de rendez-vous de leurs nationaux, — Caphénia et Xénodochia, — avec la nomenclature de leurs boissons et de leurs mets favoris. Ils sont beaucoup (beaucoup plus qu’on ne pense), mais ils font le moins de bruit possible, et l’on dirait qu’ils s’évertuent à ne pas tenir de place. Un deuil, ou une pudeur, parait peser sur leurs conciliabules. Des groupes restent, pendant des heures, assis autour d’une petite table, devant un verre de mastic. Silencieux et fertiles en ruses, ils méditent dans leurs cœurs des combinaisons profondes. Quelques hommes mûrs, aux nez en bec d’aigle et aux fortes moustaches de pallikares, égrènent, entre leurs doigts velus, le chapelet d’ambre