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qui sentaient le goudron et la salure marine. Ce dont je suis sûr, c’est qu’il y avait une écurie au rez-de-chaussée : la bonne odeur saine des chevaux et des fourrages pénétrait, à travers les vieux planchers disjoints, jusque dans le studio. Respectueusement, nous grimpions un roide escalier obscur et tout droit, qui débouchait sur le palier du maître. A toute heure nous le trouvions au travail, drapé dans sa longue blouse, comme un prêtre en surplis. Nous admirions de vastes compositions symboliques à la Puvis de Chavannes, qui étaient de mode en ce temps-là, ou nous nous penchions sur des suites d’eaux-fortes, que l’artiste feuilletait d’une main complaisante, et qu’il mettait sous nos yeux, sans rien, dire. Un silence auguste, chargé d’émotions et de pensées, emplissait l’atelier. Notre hôte nous montrait notamment sa fameuse série sur La Guerre, qui prend aujourd’hui une sorte d’actualité prophétique : c’étaient des scènes de carnages et d’émeutes, de batailles, de parades et d’orgies militaires. Gasquet était surtout sensible aux aspects orgiastiques et dionysiaques de ces gravures. L’inspiration s’emparait de lui, et, à partir de ce moment jusqu’à la fin de la journée, partout où nous allions, chez tous nos amis, devant tous les sites célèbres de Marseille, les alexandrins et les strophes jaillissaient de lui en un flux torrentiel.

Il m’emmenait à l’extrémité du Prado, sur la route de Montredon, où il passait les mois d’été avec sa jeune femme, dans une villa au bord de la mer, et là, devant le cercle éblouissant du golfe et les îlots crayeux de Planier et du Château-d’If, il se mettait à déclamer :


Le matin frissonnant, semé d’îles tranquilles,
Pose ses mains au front des villes.
Elles s’éveillent en chantant.
Les forgerons joyeux jettent sur leur enclume
Un bloc nouveau. La mer s’allume.
Les pins boivent le jour flottant.
……………….
Un long moment, la mer de roses se couronne,
Les roches d’or qu’elle environne
Sont les autels aimés des eaux.
Des vaisseaux, qui des dieux montrent encor la trace.
Vont emporter toute une race
Plus joyeuse que les oiseaux.