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Mais ce qui nous émouvait surtout l’un et l’autre, c’était moins le spectacle réellement incomparable que le foyer d’énergie provençale et française qu’est Marseille. Pour qui sait entendre sa leçon, cette grande ville affairée et matérielle est une étonnante excitatrice d’exaltation poétique et d’activité positive. Assis à une table de cabaret, sur les quais du Vieux-Port, tandis que les portefaix pieds nus escaladaient les balancelles chargées d’oranges ou les lourds cargos regorgeant d’arachides et de caroubes, nous nous grisions à la contempler. Marseille nous apparaissait comme un lieu de splendeur, de force, de luxe, de volupté, de vie large, active et joyeuse...

Quant à Gasquet, un voyage à Marseille le mettait pour des semaines dans l’état lyrique. De temps en temps, il venait y faire son butin d’émotions et d’images, et, périodiquement, nous avions coutume de nous y rencontrer. J’arrivais d’Alger, et lui, de sa vieille maison familiale d’Aix-en-Provence. On se rejoignait dans un café de la Cannebière, et, tout de suite, sitôt le premier déjeuner expédié, il m’entraînait dans des courses folles et qui ne prenaient fin que lorsque, rendu, harassé, je demandais grâce. On partait sans savoir pour où, ni pourquoi : l’essentiel était de partir. Brandissant une canne, l’air inspiré, les yeux brillans, les lèvres vermeilles et comme humides d’un fruit où il aurait mordu, solide sur ses mollets trapus de fantassin, Gasquet dévorait l’espace, pendant des kilomètres et des kilomètres, sous le soleil ardent et les flots de la poussière. Enfin, très tard dans la soirée, après des courses sans nombre, on rentrait en ville : je me laissais choir à demi mort de fatigue sur un banc du Café-glacier, tandis que mon compagnon, agitant sa canne, commandait intrépidement un bock et proclamait, devant nos voisins ahuris, que cette journée était « un pur triomm’phe !... »


D’habitude, on commençait par monter chez Valère Bernard, qui était déjà officiellement le peintre de Marseille. Il avait alors son atelier tout en haut du boulevard Notre-Dame, proche le sanctuaire de la Garde, dans une vieille maison très grande, que je ne me rappelle plus que confusément et que je me représente comme une sorte de hangar maritime, plein d’agrès, de câbles, de cordages, de choses obscures et entassées,