Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 40.djvu/284

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

augmente, des passans vous heurtent jusque sur les refuges des tramways, des groupes nombreux, continus, de promeneurs traversent la chaussée, et, peu à peu, tandis que les regards s’habituent à cette demi-obscurité, on s’aperçoit qu’une foule très dense déborde des trottoirs, circule continuellement par les larges voies sans lumières. C’est étrange, un peu inquiétant, ces gens qui cheminent dans la nuit, cet énorme fourmillement humain, à peu près invisible, et que l’on sent et que l’on devine à la chaleur des corps et des haleines, aux éclats soudains des conversations, où grondent les rauques syllabes africaines, où détonnent çà et là les miaulemens félins, les chevrotemens vieillots des parlers asiatiques et extrême-orientaux : foules de travailleurs et de soldats, déversés par les grands croiseurs militaires ou les grands paquebots transocéaniques, foules élégantes aussi. Comme d’habitude, Marseille perpétue sur ses boulevards son animation nocturne, qui, pour être moins éclatante, est peut-être plus intense encore qu’en temps de paix. La vie continue tout simplement. On flâne, on cause, on prend le frais, ou on essaie de se donner une illusion de fraîcheur. C’est à peine si l’influence inconsciente des ténèbres met une sourdine aux propos et aux rires. Ni dépression, ni tristesse, pas de gaîté indécente non plus. On se délasse après une journée de labeur, voilà tout. On s’adapte spontanément aux circonstances, chacun accepte sans récriminer sa part d’obligations civiques : on sait que c’est la guerre !


Quelle différence pourtant avec la Marseille bruyante et joyeuse d’autrefois, aux cafés et aux bars tout reluisans de dorures, et dont les hautes glaces, en des perspectives mouvantes et sans fin, reflétaient les terrasses encombrées de flâneurs cosmopolites, sous le givre éblouissant des globes électriques ! Cette arrivée dans le noir me surprend un peu : elle contraste singulièrement avec d’autres arrivées, si je puis dire, plus triomphales. Néanmoins, cette Marseille voilée d’ombre et tendue dans un effort insolite peut bien dépayser mes yeux, elle ne contredit point, elle fortifie au contraire l’idée superbe et tous les rêves de force et de radieuse expansion que je nourris autour d’elle depuis bientôt trente ans.

La première apparition de cette ville extraordinaire, non