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et là, émerge une tour croulante. En revanche, les chaussées sont restées à peu près intactes : c’était un réseau de voies de terre et de fer qui, dans la bataille, ont joué plus d’un rôle ; car, si la plupart ont simplement été les voies d’accès à la ligne de feu, certaines, tels le remblai du chemin de fer de Nieuport à Dixmude et la route d’Ypres à Menin par Gheluvelt, resteront célèbres, — véritables parapets derrière lesquels les alliés continrent, en des jours sévères, la poussée germanique.

Terre basse et large ouverte, sans obstacles naturels sérieux, tel est le champ de bataille. Au-dessus, un ciel presque toujours bas et terne, mais qui, à l’automne, laisse encore filtrer, à travers la brume presque constante, assez de lumière pour que cette brume reste légère et bleuâtre, — fort différente du brouillard presque opaque dont une légende romantique enveloppe la Flandre et sa dernière bataille. Cette brume flotte, à la vérité, sur toutes choses, estompant les contours, déroutant parfois toute observation : elle donne à la contrée un grand air de tristesse douce. Des collines de la Lys, sous le ciel pâle, vers la pâle mer, sur les prés crevés d’eau, sur les bourgs gris, sur les dunes de sable clair, elle jette un voile léger. Le pays entier apparaît ainsi empreint d’une mélancolie uniforme et vient mourir, sans qu’un instant soit rompue sa monotonie, à la mer du Nord aux flots blancs.

Cette contrée, c’est, — je le répète, — l’arène ouverte aux querelles de l’Europe occidentale. Aucune région n’évoque certainement tant de souvenirs guerriers. Du Courtrai de 1302, — cette bataille des Eperons où les Flamands « rompirent » la chevalerie française, — au Cassel de 1328 et au Roosebeke de 1382, où les rois de France prirent une si éclatante revanche, des Dunes de 1658 où Turenne battit les Espagnols au Oudenarde de 1708 où Vendôme fut déconfit par les Anglais de Marlborough jusqu’au Roulers de 1794 où, en mettant en déroute les Autrichiens de Clarfayt, Macdonald et Pichegru préparèrent Fleurus, sans parler de Bouvines, de Malplaquet et de Denain, si proches, que de souvenirs ! Il flotte dans cette brume fluide, au-dessus de ce sol argileux, sous ce ciel laiteux, des milliers d’ombres de guerriers morts. César lui-même avait failli y voir sombrer sa fortune contre les Gaulois Ubiens.

Le champ se rouvrait en octobre 1914, — paisible campagne remplie de tout un tumultueux passé.