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que je ne fais ; et, ce que vous ne m’inspirez pas, aucun homme ne me l’inspire. Le passé me fait mal encore ; et j’ai eu tort de le braver... Je compte beaucoup sur votre équitable raison. Moi, j’ai fait essai de mes forces : pardonnez-le-moi, en faveur de la volonté... Adieu. Si vous me comprenez réellement, vous ne m’en voudrez pas. S’il en était autrement, je désespérerais de me faire entendre... » Elle ne pouvait pas dire plus net et juste l’état de son esprit, l’état de son cœur et de son corps. Sa fine loyauté demande, mieux que la compassion, l’estime. Une « équitable raison, » mieux que de lui pardonner, l’approuve. Mais Comte, lui, n’est pas en train d’équitable raison ; car il est tout affolé d’amour. Avec une triste déférence et avec un entêtement farouche, il insiste. Elle réplique : « Je suis incapable de me donner sans amour. Je l’ai senti hier... »

Il devait, après cela, laisser tranquille cette infortunée. Mais il l’aimait ! Et les conseils de courtoisie ou de discrète fierté qu’on lui eût offerts ne sont pas de ceux qui touchent un possédé d’amour. Il ne se résigne pas ; il se débat. Et il est, dans cette crise effrayante, ce qu’il est de coutume : un logicien. Certes, il argumente et ratiocine, plus que ne font les amoureux dans les romans. C’est qu’il n’est pas un amoureux comme un autre. Il est Auguste Comte, amoureux comme un autre, mais qui garde, jusque dans son délire, son génie et les singularités de son génie. Et puis il est un pauvre homme qui aime, qu’on n’aime pas, qu’on a déçu et qui réclame : « Quoi ! vous me faites spontanément, vendredi, la promesse imprévue d’un bonheur prochain, vous la confirmez samedi, vous l’éludez dimanche, et vous la retirez lundi ! N’est-ce pas abuser un peu du privilège féminin ? » Le reproche aboutit à chicaner sur une faute de logique. Évidemment, Clotilde a manqué de méthode. Et Comte, n’a-t-il pas manqué de méthode ? Il a été logique au sujet de lui-même : au sujet de Clotilde, — il a oublié de savoir qu’elle ne l’aimait pas,

La suite de cette histoire, on la connaît. Comte n’a point renoncé à Clotilde. Il n’a point cessé de la supplier ; elle n’a point cessé de se refuser. Puis, elle est tombée malade : elle, et non pas lui. Elle était déjà très malade aux semaines de la crise la plus ardente. Puis elle n’a pas eu l’énergie ou l’entrain qui lui aurait permis de s’éloigner, d’arranger sa vie à l’écart. Auguste Comte l’a entourée de prévenances, de bontés. Maladroitement ? Peut-être. Elle était pauvre et, pour gagner un peu d’argent, rêvait de publier des articles dans les journaux. Elle avait donné au National cette petite nouvelle de Lucie, laquelle n’est point un chef-d’œuvre, mais un essai d’une grâce