Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 40.djvu/202

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de prêter leur concours à ces fêtes révolutionnaires. Aussi, sous le lourd manteau qui n’épargne ni les ruches ni les volans, les citoyennes ont fait un brin de toilette. On s’engouffre entre les globes électriques, on quitte les pelisses et les caoutchoucs, on ajuste son vêtement ou ses cheveux en passant et, de l’entrée au vestiaire, le pavé où tant de « galoches » boueuses ont traîné n’est plus qu’un bourbier affreux.

Une atmosphère ardente règne dans la salle, — l’atmosphère d’un camp les soirs de victoire I... Libre ! Libre ! on est libre !... De toutes parts résonne ce mot : Soobodia (liberté) ou cet autre : tavarish (camarade) ! J’avoue entendre ce dernier sans plaisir depuis l’odieuse profanation que les Allemands en ont faite. En Russie, y a quelques semaines encore, on s’abordait avec une tendre appellation : bratie [1] (frère) ou sistra (sœur). Combien cela était plus doux ! Le terme de « camarade, » plus socialiste, a remplacé l’ancien, et c’est grand dommage.

Il n’est pas une de ces réunions où quelques-uns des grands orateurs de la révolution ne prennent la parole : Rodzianko, Kérensky, Goutchkow... Mais le moment le plus émouvant, celui qui soulève des tempêtes d’applaudissemens, c’est lorsque apparaît sur la scène, ou monte sur l’estrade, un des vieux combattans de la révolution russe, de 1905 ou d’avant, un Tchaïkowsky, un Lopatine, une Véra Figner, blanchi dans l’exil ou dans les prisons...

Le printemps est arrivé, brusque, brillant et chaud. Les canaux commencent à faire craquer leur armature de glace ; les rues ressemblent à des lits de torrens gonflés par les pluies d’hiver. On passe sur des planches, on piétine dans la boue, on s’enfonce dans un cloaque, mais on a du bleu sur la tête et de l’espérance dans le cœur. Pourquoi donc une telle espérance ? Les Allemands ont-ils évacué la frontière, de Liban à la Bessarabie ? Les usines débordent-elles à ce point d’obus que nous puissions escompter une définitive victoire ? Pétrograd regorge-t-il de vivres ? et n’y mourra-t-on plus de froid l’hiver prochain ? Les millions de réfugiés qui font craquer les ceintures de nos villes vont-ils rentrer dans leurs foyers ?

— Non, en vérité, non ; mais ne savez-vous pas que c’est la révolution ?

  1. « Brahe, » prononcez comme tie dans Étienne.