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une morale toute virile, qui ne connaît que l’utilisation des élémens individuels au profit du tout (die Brauchbarkeit).

On sait comment, d’idéal et de transcendant, le Tout allemand est devenu visible et matériel. Il n’est autre, depuis Hegel, que l’État, ou, plus précisément, l’Etat prussien. La moralité vraie consiste, dès lors, à se faire, perinde ac cadaver, la chose de cet État. Être esclave de cette toute-puissance, seule réalisation de la conscience divine, s’identifier avec elle, pouvoir dire : In illa vivimus, movemur et sumus, c’est participer au gouvernement de l’univers, c’est devenir soi-même, au sens éminent du mot, c’est être libre et tout-puissant.

Telle est la conception de la vie humaine, selon les penseurs allemands : cette philosophie s’est traduite, notamment, par une théorie de la guerre qui présente un grand intérêt.

La guerre n’est nullement, comme le croient les âmes sensibles, un fait anormal et déplorable. Elle a son fondement dans la loi primordiale de l’être, en tant qu’une nation, comme un moi quelconque, ne peut se poser qu’en s’opposant, vivre qu’en brisant des obstacles, et que la guerre est la lutte et la destruction par excellence.

La guerre survient lorsque, un différend se produisant entre deux États ou groupes d’États, le droit se trouve impuissant à le régler. Elle n’est autre chose que le retour à l’état de pure nature, c’est-à-dire à cette condition primitive où la notion de droit n’existe pas encore, et où il n’y a, pour terminer les conflits, d’autre moyen que la force.

La règle de la guerre est déterminée par là. Selon la définition de Clausewitz, « la guerre est un acte de violence, et l’emploi de la violence n’y admet aucune borne. » (Der Krieg ist ein Akt der Gewalt, und es gibt in der Anwendung derselben keine Grenzen.)

On ne peut légitimement opposer aucune loi humaine, aucun scrupule de foi jurée, de loyauté, d’humanité, de chevalerie, de sensiblerie, à un mode d’action dont la définition même exclut toute limitation, toute entrave. La perfection de la guerre, c’est la force comme unique fin, comme unique principe, comme unique loi.

Le problème qu’elle pose consiste à convertir, autant qu’on le peut, tous les élémens dont on dispose en forces utilisables, et à organiser ces forces de manière à procurer l’anéantissement