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temps, sans s’embarrasser de ce qu’il n’est pas un général d’armée qui, contraint de battre en retraite, ne puisse, tant que la paix n’est pas conclue, en dire autant pour son apologie. Le peuple allemand n’y entend pas finesse. Aveuglé par une folie d’orgueil collectif si prodigieuse que, depuis celle qui métamorphosa fâcheusement le roi Nabuchodonosor, l’histoire n’en avait point enregistré de pareille, il gobe toutes les bourdes qu’on lui jette, et croit d’une foi inébranlable tout ce que ses maîtres, empereurs, professeurs ou publicistes, veulent lui faire croire. Ce n’est pas nous, hier ou aujourd’hui, et pour les besoins de la cause, c’est, il y a plus d’un siècle, Mirabeau qui a écrit : « On ne saurait s’imaginer ce que sont les gazettes pour ce peuple-ci. » Il n’en est pas à qui, précisément par la haute idée qu’il a de lui-même et de tout ce qui le touche, il soit aussi aisé de faire prendre les vessies pour des lanternes. Pensez donc : comment l’Empereur allemand, étant ce qu’il est, le détenteur de la puissance allemande, le gardien de la sincérité allemande, le tromperait-il, lui, qui est le peuple allemand, en qui résident l’intelligence allemande, la force allemande, la vertu allemande, la probité allemande, la fidélité allemande ? Lancé sur cette voie, il ne s’arrête plus ; c’est-à-dire que rien ne l’arrête, ne le choque, ne l’avertit, ne le désabuse. Il fait son fétiche de Hindenburg, parce qu’il se complaît à se faire fétiche en Hindenburg; ainsi le plus grand et le plus réel génie du maréchal est peut-être sa popularité. Et c’est sans doute pourquoi Guillaume II le souffre, et ostensiblement le flatte, quoique, secrètement, il en souffre, après ce qui s’était passé entre eux, quelques années avant la guerre. Que Hindenburg soit aujourd’hui ce que la victoire de Tannenberg l’a fait, le bonnet de la couronne impériale, la couverture du trône, après avoir été prématurément exclu de l’activité et renvoyé dans ses foyers, quelle revanche qu’un autre n’a jamais eue, quel retour d’un Friedrichsruhe d’où Bismarck n’est jamais revenu ! En ce sens, était fine et juste l’observation faite par un des nôtres, en novembre 1916, à l’occasion du recul des troupes austro-hongroises en Transylvanie, et que la Frankfurter Zeitung reprenait ces jours-ci, en la sollicitant et la tirant à elle : « C’est une question de prestige, et seul le prestige de Hindenburg permet d’exécuter un tel raccourcissement du front. » Cependant, le prestige a des bornes comme le raccourcissement a des limites, et les limites de l’un pourraient fort bien être les bornes de l’autre. Il semble que l’Allemagne s’en doute, et que de là vienne le souci de donner à Hindenburg Ludendorff pour adjoint dans la gloire et dans la responsabilité.