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le corps social : des scandales de toute sorte, financiers et policiers, éclataient chaque jour. Les masses, qui ne se sentaient plus dirigées, se laissaient entraîner à l’anarchie par les motifs de mécontentement trop justifiés que lui apportait la crise des approvisionnemens, poussée jusqu’à la disette dans les grandes villes. L’humeur, la disposition du peuple, sa nastroiénié, comme disent les Russes, devenait chaque jour plus inquiète et plus nerveuse. Déjà, l’an dernier, des ouvriers, s’étant mis on grève dans une grande entreprise métallurgique qui travaillait pour la défense nationale, n’avaient su présenter que cette revendication et ce grief : « Ça ne va pas comme nous voudrions. » Non seulement dans le monde de « l’intelligence, » non seulement dans les faubourgs de Pétrograd, mais dans les provinces et, chose plus grave, dans l’armée surtout, l’armée lasse de se battre sans fusils, sans canons, sans chemins de fer, ce sentiment était universel : les choses n’allaient pas comme la Russie aurait voulu.

Tel est l’instant, telle est l’occasion que la bureaucratie expirante aura choisis pour essayer de rétablir sa situation par un coup d’État. En jouant son va-tout, elle a perdu Nicolas II, qui avait déjà abdiqué entre ses mains avant d’abdiquer entre celles du gouvernement provisoire. L’ironie du sort aura même voulu que l’instrument suprême du tchin et le naufrageur de la dynastie ait été un ancien libéral, sorti de la Douma, jadis recommandé, dit-on, à l’Empereur par M. Rodzianko lui-même comme un des hommes de confiance qui devaient rénover le régime. Qu’ils s’appellent Polignac, Franco ou Protopopof, il y a de ces esprits chimériques qui semblent prédestinés à hâter la fin des monarchies malades. Et les souverains qui perdent le trône par leur faute ne manquent jamais d’approuver, au moment critique, le plan absurde qui doit consommer leur perte.

Pour la bureaucratie, qui se sentait débordée par le flot, il n’y avait plus qu’une chance de salut : briser par la force la Douma, les Zemstvos, les organisations sociales, et puis en finir, dès qu’elle pourrait, avec la guerre, puisque la guerre ne servait qu’à faire éclater son incapacité. La paix conclue, on cherchait, dans un pacte avec la Prusse monarchique, une assurance contre le mouvement libéral. L’alliance des trois Empereurs était scellée, et Protopopof devenait le grand homme de cette géniale combinaison politique. Cependant, pour faire la contre-révolution, il fallait qu’il y eût la révolution d’abord :