Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 38.djvu/891

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’était donné par défi autant que par feinte humilité mystique (Raspoutine, ou « le dissolu ») n’exprimait que trop bien la décomposition d’un état de choses. Catherine s’était entourée de philosophes. Alexandre Ier avait écoulé Mme de Krüdner. Nicolas II se contentait de Raspoutine. Voilà où l’on était descendu. Cependant la cour de Russie continuait à garder sur le monde son ancien prestige. Le système des alliances et la guerre européenne supposaient la continuation de la grande politique russe telle que les chancelleries, depuis le XIXe siècle, avaient pris l’habitude de la regarder avec considération et respect. En réalité, et c’est un contraste qui ne manquera pas de frapper les historiens philosophes, la Russie impériale tombait en enfance.

Lorsqu’on pénétrait dans l’Empire, l’année dernière, par cette station lointaine de Tornéo, à deux pas du cercle polaire, porte étroite et d’accès incommode, la seule pourtant qui restât entre-bâillée sur l’Occident, le nom de Raspoutine, mystérieusement répercuté à tous les échos, venait frapper les oreilles. Comme les roseaux de la fable racontaient l’histoire du roi Midas, le vent des steppes, le murmure des forêts portaient le mythe de Raspoutine. La raison disait au voyageur qu’il n’était pas possible que tout, dans le vaste Empire, même les revers et les succès des armées, s’expliquât par l’action et la volonté de ce paysan-sorcier devenu magnétiseur de Cour. Mais ce qu’il fallait constater comme un symptôme grave, c’est qu’autour de ce nom, mille fois répété avec scandale, dégoût ou colère, s’accumulaient les amertumes et les déceptions d’un peuple.

— Voulez-vous voir Raspoutine ? m’avait-on demandé à Pétrograd.

La curiosité avait failli être la plus forte. Mais il fallait se faire introduire auprès du personnage, demander, solliciter presque une audience, et il était habile à exploiter les moindres marques d’attention capables d’accroître son prestige. Il y avait dans le cas de Raspoutine une large part de charlatanisme, et tout ce qui pouvait ressembler à un hommage à son autorité favorisait son industrie. Et puis, à l’étranger, est-ce que nous ne devons pas toujours nous regarder tous comme porteurs responsables de la dignité du nom français ? Au dehors, un peu de fierté nationale est un bon placement. Pour ces raisons, et bien que j’y perdisse peut-être au point de vue anecdotique et