Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 38.djvu/887

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sont-ils, Sire, les hommes qui auraient la confiance de toute la vaste Russie ? M. Goutchkof, par exemple (et ce nom était bien choisi, car l’Empereur haïssait M. Goutchkof), est très connu à Moscou. L’est-il à Kazan, à Saratof, plus loin encore ? Votre Majesté voit donc qu’il s’agit là d’une simple chimère et que son pouvoir ne peut sortir des mains des hommes qui sont les commis du Tsar, l’émanation de sa volonté. » Et voilà comment, chaque fois, les grands tehinovniks ont gardé ce que vous appelez chez vous, je crois, « l’assiette au beurre… »

Mais, à la fin, ce n’a plus été seulement dans les conseils du Tsar que la bureaucratie a eu à défendre ses privilèges. C’est en face d’organismes plus actifs, plus dévoués qu’elle à la chose publique et qui s’étaient montrés capables de la suppléer et de la remplacer dans tous les domaines (ravitaillement, munitions, secours aux blessés, etc.) où elle-même avait accusé son mauvais vouloir et son incurie. La guerre avait pour effet de menacer le monopole de la bureaucratie, et c’est ce qui lui a fait détester la guerre. Il parait incompréhensible à distance que le gouvernement déchu ait poursuivi de tant de jalousie et de haine ces congrès des Zemstvos et des villes, ces « organisations sociales, » produits spontanés de la nation russe, conformes aux traditions nationales et qui travaillaient à fournir l’armée et la population civile de ce qui pouvait leur manquer. Mais justement la bureaucratie a vu dans les comités formés par les assemblées locales et municipales ou issus des groupemens de particuliers ce qu’y voyait tout le monde : c’est-à-dire des remplaçons. Se sentant incapable de soutenir la concurrence, elle n’a plus eu qu’une idée, et c’était de la supprimer violemment.

Comme nous venions un jour de voir à Moscou le prince Lvof, qui présidait l’Union des Zemstvos et des villes, un de nos compatriotes, esprit fin et clairvoyant, me disait ces paroles qui prennent un sens singulièrement fort aujourd’hui que le prince dirige le gouvernement nouveau :

« Il n’est pas douteux pour moi qu’il faudra qu’à un moment ou à un autre celui avec qui vous venez de causer franchisse cette porte comme président du conseil, ou bien ce sera comme assassiné… »

Pour cet observateur des choses russes, il n’y avait pas de compromis, pas de terrain d’entente possible entre les forces natives de la Russie et le tchin. Et le prince Lvof m’était apparu