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Est-ce aussi à l’exemple de Nietzsche que, abordant à son tour les questions morales, Émile Faguet a écrit un livre extrêmement suggestif, vivant, — et un peu décevant ? Je ne sais ; mais cela n’est point impossible. Le livre devait s’appeler primitivement : la Crise de la Morale ; l’auteur a fini par préférer le titre, un peu trop spirituel peut-être, mais plus piquant de la Démission de la Morale. En étudiant les principaux systèmes de morale depuis Kant, il avait cru reconnaître qu’ils allaient tous à adoucir ou à ruiner le caractère impérieux, « catégorique » de la doctrine kantienne, et, par conséquent, « à lui ôter sa vertu indéfiniment productrice et féconde ; » et comme le kantisme était à ses yeux « la nouveauté la plus extraordinaire en doctrines morales et même en doctrines religieuses que le monde eût connue, » diminuer ou dénaturer le kantisme, c’est ce qu’il appelait forcer la morale à donner sa « démission. » Or, cette « démission » lui paraissant fâcheuse, il va s’efforcer, tout en tenant compte des objections qu’on a adressées à la morale kantienne, d’en sauvegarder l’essentiel. Et c’est ce résultat qu’il espère atteindre en substituant à la morale de l’impératif catégorique pur et simple la morale de l’honneur.

Comment, par quels argumens Émile Faguet essaie-t-il de justifier ce nouveau point de vue ? C’est ce qu’il serait un peu long de dire, et aussi bien, toute analyse donnerait une idée fort imparfaite de l’ingéniosité spirituelle, de la finesse pénétrante, de la verve persuasive que le brillant essayiste a déployées pour établir sa thèse. Sa dialectique est si souple, si aimablement accueillante aux doctrines adverses qu’il se fiatte de réconcilier et d’ « absorber » dans la sienne, qu’il est malaisé de n’être point séduit et de n’être point tenté de lui donner raison… Il faut se reprendre pourtant : à une pensée aussi sincère que l’était celle d’Émile Faguet on ne saurait mieux témoigner son respect qu’en ne lui ménageant pas les objections.

J’en aperçois deux qui me paraissent assez graves. D’abord, fonder la morale sur l’honneur, n’est-ce pas lui assurer un fondement un peu vague, un peu inconsistant, un peu subjectif ? La notion de l’honneur n’est pas la même chez tous les hommes, et elle dépend trop souvent du degré de délicatesse ou de culture des consciences qui l’invoquent. Un pacifiste mettra son « honneur » à prêcher le désarmement, un ardent patriote à dénoncer les dangers de l’humanitarisme. Ni Socrate, ni Platon