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momentané de la conscience nationale, sous l’envahissement de la civilisation européenne. De là aussi une éclipse de la force créatrice en poésie. Ah ! comme elle respirait jadis librement dans la vie patriarcale des campagnes, au foyer des villages, dans les champs et les forêts où passait le haïdouk, où chantait le gouzlar ! Maintenant les villes dominaient et faisaient l’opinion. L’étranger qui les visitait, à la fin du XIXe siècle, se demandait parfois si l’antique Serbie vivait encore au milieu des intrigues de cour et des trames sourdes des partis. Mais il y avait dans ces villes des vieillards maigres comme des squelettes, aux faces émaciées, aux yeux fatigués, mais luisans comme des poignards ternis dans leurs gaines. Ils vivaient à l’écart et se promenaient, sombres et silencieux, comme des fantômes. Ils ne comprenaient rien à la vie moderne, mais en eux vivait toute la tradition. Car ils avaient combattu, pendant leur jeunesse, dans les grandes guerres de libération. Ils ne disaient plus rien, ils ne chantaient plus les vieilles cantilènes qu’ils savaient pourtant par cœur. Car n’est-il pas honteux de chanter quand une noble nation semble avoir perdu sa fierté ? Mais, lorsque ces revenans d’un autre âge prononçaient le nom de Stéphane Lazare ou de Marko Kraliévitch devant les enfans curieux et craintifs qui les admiraient en tremblant, on eût dit qu’un grand passé ressuscitait sous l’éclair de leur regard.

C’est un de ces vieillards que met en scène une des plus belles pesmés, dans une sorte de ballade moyenâgeuse, sous la figure du Voïvode Doïtchine.


À Salonique, la blanche cité, le voïvode Doïtchine tombe malade. Et durant neuf longues années la maladie le terrasse.

Salonique ignore tout de Doïtchine. On croit qu’il n’est plus vivant.

Le bruit de ce trépas s’est répandu au loin, jusque dans le pays des Maures, il parvient au Maure Ouço, qui sur-le-champ selle son cheval noir et se dirige vers Salonique.

Arrivé devant la blanche cité, Ouço dresse sa tente au milieu d’une vaste plaine. Puis il demande qu’on fasse sortir des champions pour se mesurer avec lui et soutenir le combat en braves.

Mais Salonique n’a plus de braves à envoyer contre Ouço. Il y avait Doïtchine, mais il est devenu infirme. Il y avait aussi Douka, mais son bras est malade. Il reste Ëlie, adolescent naïf, qui n’a jamais livré, ni même vu de combat, et qui pourtant fût sorti, si sa mère ne l’en eût empêché.