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mot d’ordre suivant courait la Choumadia : « Mort aux soubachës (juges suppôts des janissaires). Les femmes et les enfans aux bois ; les hommes et les fusils à la montagne. » A cet appel, le pays entier répondit : « Kara-Georges est avec nous, aux armes ! » En quinze jours, les Turcs furent chassés des villages ; toute la population musulmane se réfugia dans les forteresses et les chefs désignés pour le carnage par les Turcs de trouvèrent à la tête d’une armée. On remarquait les premiers hommes du pays : Kourtchia et Véliki, haïdouks de profession, Jacob Menadovitch et Luka Lazarevitch, riches propriétaires. Devant la troupe de ce dernier, marchait un pope à longue barbe, tenant la bannière. Ils nommèrent Kara-Georges « commandant de la Serbie. » Ainsi commença l’insurrection d’où devaient sortir l’indépendance de la nation et la dynastie qui la gouverne encore aujourd’hui. Ce ramassement subit de la conscience nationale, cette organisation instantanée de la résistance est peut-être un fait unique dans l’histoire et prouve une accumulation prodigieuse d’énergie et de volonté dans cette race. Avoir su conserver la tradition pendant quatre siècles d’esclavage et rebondir en un seul jour, voilà son privilège et son honneur.

Les péripéties sanglantes de cette lutte, qui dura huit années (1804-1812) et qui mit en ébullition toutes les forces de ce vaillant peuple, ont été racontées par de nombreux historiens[1]. Je ne rappellerai ici que les événemens décisifs, qui eurent une répercussion dans la poésie populaire anonyme. Ce fut d’abord la superbe défense devant Tchoketchina, où deux cents haïdouks se firent tuer pour arrêter les troupes du pacha Békir. L’indocile haïdouk Kourtchia voulut abandonner la place. « Eh ! disait-il, laissons les Turcs détruire ces murailles. On rebâtit un monastère brûlé. On ne ressuscite pas un homme mort. »

Le knèze Jacob Nénadovitch lui répondit alors : « Crois-tu donc que la semence des hommes doit périr avec toi ? » Grâce à cette bataille, qu’on a nommée les Thermopyles de la Serbie, Kara-Georges put mettre le siège devant Belgrade et s’emparer de la ville, après maintes attaques et contre-attaques. Les dahis

  1. Léopold Ranke, Serbien und die Türkei ; Saint-René Taillandier, La Serbie au XIXe siècle. Voyez particulièrement le brillant livre de M. Joseph Reinach, La Serbie et le Monténégro.