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Marko obéit à la Vila et trouva tout comme elle lui avait dit. Quand il se regarda dans la fontaine, il se vit si vieux et si triste qu’à peine il put se reconnaître. Alors, il comprit que l’heure du destin avait sonné et qu’il devait mourir sur-le-champ, et, versant des larmes, il se mit à dire :

« Monde menteur ! O ma belle fleur ! Toi tu étais beau, et moi je t’ai parcouru peu de temps, si peu de temps, à peine trois cents années ! Et le moment est venu où je vais me séparer du monde. »

Alors Marko tira son sabre du fourreau et, s’avançant vers son cheval, d’un seul coup il abat la tête de Charatz.

« Tu ne tomberas pas ainsi aux mains des Turcs, lui dit-il. Et pour eux tu ne feras pas la corvée et tu ne porteras pas l’eau dans les seaux. »

Et, ayant ainsi tué noblement le noble Charatz, il l’enterra près de la fontaine, mieux qu’il n’avait enterré son frère André Miloch.

Il brisa ensuite en quatre son sabre tranchant, de peur qu’il ne tombât aussi aux mains des Turcs, et afin qu’aucun d’entre eux ne pût s’enorgueillir de porter ce qui serait resté de Marko et qu’il ne pût ainsi être maudit par les chrétiens.

Le sabre brisé, il rompit en sept sa lance de guerre et jeta les morceaux dans les branches des pins. Puis, de sa droite, saisissant sa massue noueuse, il la précipita du haut de l’Ourvina dans la mer grise et profonde en prononçant ces paroles :

« Quand cette massue sortira de la mer, tous les enfans seront nés ! »

Quand Marko se fut ainsi séparé de ses armes, il enleva son dolman vert, retendit sur l’herbe au-dessous d’un pin, et, se signant, il s’assit sur le dolman, rabattit le bonnet de martre sur ses yeux et se coucha pour ne plus se relever[1].


La fin de Marko (que les gouzlars font vivre trois cents ans) signifie la fin d’une époque historique, celle des chefs indépendans de la Serbie. Après lui, la Serbie, qui résistait encore, passe sous le joug turc. Elle conserve son âme, ses traditions et son espérance, mais elle va subir un long esclavage, où elle portera le deuil de la patrie perdue dans un isolement complet. Toutes ses gloires passées vont se recueillir au foyer familial et

  1. D’après une autre tradition, Marko s’est retiré dans une caverne, où il s’est endormi après avoir enfoncé son sabre dans la voûte. Devant lui, le bon Charatz fait son purgatoire en broutant de la mousse. Le sabre se dégage peu à peu de la pierre. Quand Charatz aura fini de brouter la mousse de la caverne et que le sabre tombera, le bruit réveillera le héros qui remontera sur son cheval et reparaîtra dans le monde. — Léo d’Orfer.