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cœur portera des chaînes. Va donc rendre les honneurs funèbres a ton frère d’armes, au pur, à l’innocent. Va pleurer sur ces yeux tendres qui se sont fermés, sur ce cœur hardi qui a cessé débattre. Miloch sera ton regret éternel, ton rêve inaccessible. Car tu suivras ton inéluctable destin. Adieu, Marko, tu ne me verras plus. Mais, souviens-t’en, tu entendras une fois encore ma voix, au jour de ta mort ! »

Quand Marko et son fidèle Charatz se relevèrent dans la neige du sommet, le ciel resplendissait sur leur tête ; mais la Vila avait disparu. Muets et la tête basse, le kraliévitch et son coursier intrépide allèrent rendre les honneurs funèbres au noble Miloch, dans l’église de Prilep, où une foule immense suivit son cercueil.

Telles furent l’adolescence et la jeunesse de Marko. La troisième partie de son existence clôt le triptyque de sa vie et achève de peindre les traits héraldiques de sa figure légendaire. Ce dernier chapitre pourrait s’intituler : Grandeur dans la servitude et Délivrance dans la mort. Plus impétueux et en apparence plus jovial que jamais, le chevalier errant de la Serbie se prodigue et s’éparpille en actions d’éclat, en aventures héroï-comiques, comme pour s’étourdir. Mais la fatalité le ramène à la fin aux pensées altières de sa jeunesse, au-dessous tragique de sa conscience et à la source première de son inspiration, sous la voix mystérieuse et fatidique de la Vila.

Les pesmés ont omis de nous apprendre à la suite de quelles circonstances Marko devint le vassal du Sultan. Mais il est permis de croire que ce fut à la suite des querelles intestines des knèzes qui se liguèrent contre lui, et que, moitié par ambition, moitié par fierté de race, il préféra le service annuel dans l’armée turque à l’asservissement complet du pays. Nous ne le suivrons ni dans ses campagnes avec le Kalife, ni dans ses aventures personnelles où se complaît la fantaisie des gouzlars. Contentons-nous de dire qu’il traite les Janissaires en ennemis et fait trembler le Sultan par son attitude hautaine et ses menaces. Mais dans toutes ces prouesses n’apparaît que le dessus de son caractère. Le fond de son âme ne devait remonter à la surface qu’à la fin de sa vie. De toutes ses campagnes contre les Turcs, Marko vieillissant revenait toujours plus sombre. Tristement il repensait à sa fière jeunesse, au candide Miloch depuis si longtemps enseveli.