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sa longue servitude, ses rancœurs et ses espérances, ses regrets de la gloire passée et son éternelle hantise de la liberté perdue.

Malgré tout cela, la figure de Marko conserve quelque chose d’énigmatique par ses contradictions intimes, comme par le mystère singulier qui enveloppe ses débuts et sa mort. Toutefois, l’intuition subconsciente un peu trouble des chanteurs populaires et leur vision hautement poétique nous ont fourni la clef du caractère de Marko, en nous peignant ses rapports avec la Vila, sorte de fée qui habite les bois, hante les sommets et se meut librement dans le royaume des airs. Cette déesse élémentaire et mythique des Serbes représente, à vrai dire, leur âme collective, leur fatum national sous forme d’un génie du sol. Elle apparaît en deux circonstances capitales dans les cantilènes du cycle de Marko, au seuil de sa carrière et à la porte de sa mort. Ce qu’elle dit alors revêt un caractère singulièrement solennel et prophétique. C’est un véritable sésame, car, avec cette clef précieuse, s’ouvre subitement l’arcane de Marko. Alors sa légende se reconstitue, plus vivante et plus significative, dans son ensemble organique. Essayons de la raconter d’après les cantilènes en groupant leurs épisodes épars et en comblant quelques lacunes, toujours guidés par les motifs dominans et par l’idée mère du personnage.


Marko était le fils du roi Voukachine, prince ambitieux et violent, toujours en guerre avec ses voisins. L’enfant doué d’une vigueur étonnante fut élevé par sa mère Euphrosine, femme d’une sagesse exemplaire et d’un sentiment profond de la justice. Elle seule prit de l’empire sur le jeune prince et s’entendait à adoucir ses fougues. Car sa mère était la seule personne qu’il aima et vénéra en grandissant. Il la consultait presque toujours et s’efforçait de lui obéir, mais souvent ses passions aventureuses et guerrières l’emportaient sur les sages avis maternels. Rien n’aurait pu arracher un mensonge à Marko ou le faire manquer à sa parole. Il était généreux et fier, ombrageux et combatif. Adolescent encore, Marko se forgea lui-même ses armes réputées invincibles : une haute lance, un sabre tranchant et une massue noueuse dont il dora lui-même les pointes de fer dans la fournaise, si bien qu’elle reluisait comme un soleil dans les combats. Il maniait cette arme et la lançait avec tant