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ROUEN PENDANT LA GUERRE.

anglaise notre poilu à la capote déteinte et au prestige divin.

Un jour, dans un tramway de Rouen, un soldat français mutilé s’était hissé à l’aide de ses béquilles. Il s’y trouva dans une bande de soldats anglais qui l’observaient sans rien dire avec émotion, avec une sorte de piété. Lorsque, arrivé à destination, il voulut descendre, je vis les Anglais se précipiter les premiers ; l’un le débarrassa de ses béquilles, l’autre le soutint sous les bras, ils le portèrent à demi et le remirent en route. Petite scène très simple, et qui se renouvelle sans cesse à Rouen, mais qu’on n’oublie pas quand on en fut le témoin, car elle est un gage émouvant de cette estime relevée d’un grain d’enthousiasme et d’exaltation que nos alliés professent pour nos troupiers ; plus encore, elle est la promesse d’une amitié indéfectible qui survivra aux camaraderies de la guerre.

Moins luxueusement nourri, moins bien vêtu, moins grassement payé que l’Anglais, le soldat français par ses vertus héréditaires, son endurance, son noble détachement, reste, comme on dit en langage militaire, l’Ancien du premier, qui pourtant ne lui cède en rien pour la bravoure. C’est peut-être le cas de rappeler la réponse d’une dame à qui l’on disait une fois : « Il est merveilleux que dans une pareille guerre, en dehors de leur pays, les Anglais aient su se munir de tout le confortable possible. C’est être bien fort que savoir s’arranger pour ne manquer de rien. » — « Il y a plus fort encore, repartit la dame, c’est de savoir au besoin se passer de tout. »


Rouen, base anglaise, est encore un centre belge.

Lors de l’invasion, quand le troupeau des civils belges, pourchassé par l’ennemi, déborda sur Dunkerque et Calais, une vague immense de réfugiés fut dirigée vers Rouen. Il en passa ainsi trois cent mille qui furent hospitalisés, nourris, vêtus. La Cité des marchands que l’on disait froide et calculatrice eut pour le peuple belge qui déferlait ainsi chez elle dans une des plus tragiques circonstances de l’Histoire, des mouvemens d’enthousiasme et de fraternité inoubliables. Les pauvres offraient jusqu’à leur lit pour recevoir les petits enfans exilés. Des familles ouvrières se disputaient l’honneur de loger ceux qui représentaient pour elles la nation héroïque. Les riches donnèrent sans compter pour établir des logemens, des cantines, des vestiaires.