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Mais le théâtre change. Des personnages burlesques apparaissent à l’écran et y dessinent en mouvemens saccadés et vertigineux leurs excentricités. Un temps se passe, et avec un léger retard un rire guttural, sonore et superbe éclate, emplit la salle, témoignage d’un contentement parfait, d’une gaieté dépourvue d’arrière-pensée, un rire comparable à celui qu’on n’entend plus chez nous que devant Guignol, quand les tout petits voient rosser le commissaire. Puis si maintenant se déroule une scène du front français, quelque vision d’héroïsme de nos poilus, ce sont des applaudissemens frénétiques, à croire que les acteurs du drame sont là, en chair et en os, et qu’on veut les fêter.

Amenez devant les mêmes films un public de soldats français, il rougirait de paraître s’amuser. Mais le Tommy, lui, ne connaît pas le scepticisme.

Quand on passe au Vieux Marché, et que l’on salue, près de la Halle aux légumes, la dalle qui indique l’emplacement du bûcher de Jeanne d’Arc, on y voit déposées des fleurs blanches toujours fraîches. Ces fleurs sont le don des soldats anglais qui professent un culte touchant pour notre héroïne nationale.


À constater l’activité intense du petit commerce rouennais, on a l’impression que l’armée britannique a positivement amené un flot d’or sur la ville. Ces cafés, ces pâtisseries, ces magasins de nouveautés et d’articles de Paris, ces librairies, ces théâtres continuellement remplis d’Anglais donnent une image de prospérité. C’est que le Tommy pourrait se définir le parent riche de notre Poilu. L’arrivée d’une garnison française dans une cité alimenterait surtout l’industrie des petits débitans, chez qui l’on mange des portions à huit sous. Et je sais plus d’un pauvre diable de héros, grand amateur du cinéma, qui doit se contenter d’en contempler les affiches à la porte, faute de vingt sous pour payer sa place. Tandis que justement les dépenses britanniques, dont a bénéficié le commerce rouennais, portent uniquement sur des objets de luxe et de plaisir, la métropole expédiant à cette grande armée la totalité de ce qui est nécessaire à sa subsistance. Sauf une fourniture de 1 200 litres de lait par jour demandée à la campagne environnante pour les blessés et malades par J’autorité militaire anglaise, je ne connais pas un seul produit relatif à l’alimentation, à l’habillement, à