Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 38.djvu/811

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
807
ROUEN PENDANT LA GUERRE.

soir et qui sont leurs yeux, ont vu tant de choses ! Du temps que l’hôtel de ville de Rouen était ce grand palais aux moellons noircis qui fait là-bas le coin de la rue, en ont-elles aperçu de défilés et de scènes ! Au-dessus de la vieille voûte sculptée du Gros-Horloge, arc de triomphe pour le temps qui s’écoule en s’inscrivant au cadran multicolore qui décore ses deux faces, au-dessus de cette voûte grise s’élève le haut campanile du beffroi. Une Cloche d’argent y sonne. C’est un nom gracieux venu de ses notes argentines, car elle est de bronze comme les autres, et elle s’appelait autrefois Cache-Ribaudes. À neuf heures, elle annonce encore chaque soir le couvre-feu, et c’est délicieux de l’entendre : les vieilles maisons l’ont-elles entendue, cette cloche d’argent ! Elles ont vibré à tous les tocsins d’antan et au plus angoissant de tous, celui qu’elles se rappellent encore certainement, — je parle des plus vieilles, — et qui sonnait le matin que Jeanne, la Pucelle d’Orléans, se rendait au Vieux-Marché, au bout de la rue, pour être brûlée vive…

Comme elles doivent être étonnées aujourd’hui, ces maisons, à l’aspect de tous ces Anglais qui flânent là, sous leurs pignons inégaux, se pressent à la porte du cinéma ou promènent, au long du trottoir, leur idylle !

Au cinéma, le spectacle est dans la salle autant que sur l’écran. Les Tommies occupent la majorité des places. Ils se tiennent droits, patiens, silencieux. Quelques permissionnaires français égayent, çà et là, d’une tache bleue leur masse brune, et des chapeaux de femmes, parsemés, harmonisent le tout. Les lumières s’éteignent. L’orchestre accompagne d’une mélodie langoureuse le roman de la jolie dactylographe, la scène du parc, l’accident d’auto, ou bien la noyade du fidèle caniche qui échappe aux eaux de la rivière et rentre ruisselant à la maison, mais assez tôt pour sauver des mains du cambrioleur son maître ingrat. Le Tommy est impassible. Sa forte mâchoire n’a pas bougé d’une ligne. Sa peau rasée, haute en couleur, n’a pas frémi. Mais sachez bien qu’il est retourné jusqu’au fond de l’âme. Ces émotions sentimentales l’enchantent. La plus jolie fille du monde déployant auprès de lui toute sa coquetterie ne le distrairait pas des aventures de ce pauvre petit chien qui a touché son cœur. Parfois, à la faveur de l’obscurité, il essuie une larme. Çà et là, dans les rangs, on se mouche bruyamment.