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le thé toute la gamme des gâteaux exquis de chez nous.

À vrai dire, tout le commerce rouennais s’est mis de la partie. Il ne devait rien y perdre. Les libraires étalent autant de collections anglaises et de magazines londoniens que de livres français. Les vitrines de luxe sont ornées aux couleurs alliées. Les marchands d’articles de Paris ont étudié le goût du Tommy pour composer leur étalage ; on y voit aujourd’hui beaucoup de couteaux, des bijoux-souvenirs et des mouchoirs de soie tricolore brodés de devises britanniques. Toutes les « demoiselles de magasin » ont appris quelques mots de la langue amie pour pouvoir aimablement vendre un livre, une bague ou une paire de gants. Chaque boutique devient un salon où l’élément anglais domine. Souvent, lorsque l’achat est plus compliqué que ne l’eussent comporté les connaissances en anglais de la vendeuse, un client français sert de truchement. Alors, mille courtoisies s’échangent et la scène devient charmante.

Faut-il ajouter que la langue anglaise est fort à la mode en ville ? Beaucoup de familles bourgeoises, qui ont accommodé leur situation pécuniaire en louant une chambre à un officier anglais, lui ont proposé du même coup les leçons de français de leur fille. Il s’établit ce que l’on nomme gentiment des « conversations. » Chacun y gagne d’apprendre le langage de l’autre. Il est arrivé plus d’une fois que les deux interlocuteurs se comprenaient si bien qu’un heureux mariage venait cimenter dans le particulier l’alliance générale des deux races.

Pour avoir une image décisive du Rouen amicalement occupé par l’armée britannique, il faut s’aventurer à quatre heures dans cette rue de la Grosse-Horloge, conservée si magiquement depuis des siècles qu’elle est vraiment le passé vivant, le théâtre intact du vieux temps, tout trépidant de l’agitation moderne. Un cinéma y règne, et comme c’est ici le cœur de la ville, les Anglais s’allongent en file brune interminable sur les trottoirs, sur la chaussée, pour attendre la séance. Ce ne sont que pignons pointus, façades à colombages, maisons normandes dont le premier étage surplombe le rez-de-chaussée. Toutes ces maisons font l’effet de bonnes vieilles en bonnet qui allongent un peu le cou pour causer ensemble, là-haut, sous les toits, des histoires infinies qu’elles savent. Leurs petites fenêtres creuses, aux vitres étroites et ternes qui clignotent le