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ROUEN PENDANT LA GUERRE.

Je diminuerais le prestige de ces gentlemen-soldiers que l’on voit à la fin du jour arpenter deux par deux, ou en groupes de trois à quatre, les rues élégantes de la ville, si je laissais croire qu’ils n’ont jamais connu de la guerre que les papiers administratifs. Beaucoup reviennent du front ou y seront appelés demain. C’est une des causes de leur séduction. Ils en exercent une grande sur la population rouennaise. La ville entière d’ailleurs s’est montrée coquette envers ces chevaliers d’outre-mer. Il n’est pas de frais qu’elle n’ait faits pour leur plaire. Ses cafés ont inauguré des boissons britanniques. Certaines brasseries se sont totalement transformées pour leur donner, à partir de cinq heures du soir, une illusion de patrie, Et l’on y voit derrière un comptoir un bar-man affairé, manipulant de compliqués breuvages, déposant une cerise confite au fond de chaque cock-tail, tandis que, haut perchés sur leur chaise, des Écossais au poil doré coiffés de leur petit bonnet à rubans, des Australiens au grand feutre beige, d’impassibles lieutenans du Royal Fusiler, dégustent la liqueur nationale en racontant maintes histoires. Les pipes ont rempli d’un nuage épais la taverne au plafond bas. Dans cette fumée bleue, les uniformes fauves se pressant, se tassant aux abords du bar pour lâcher d’y trouver une place, prennent un aspect rude de roman d’aventures. Parfois des adolescens rouennais venus furtivement, en intrus, en curieux, dans cette salle anglaise, y revivent leurs lectures encore toutes récentes de Mayne Reid ou de Walter Scott.

Mais ce fut peut-être l’industrie pâtissière de Rouen qui fit à nos alliés le plus d’avances. C’est à quelle maison fournira pour le thé des Anglais les plum cakes et les toasts les plus adéquats à leur délicate destination, laquelle est de laisser croire à nos hôtes qu’ils sont toujours chez eux. Un sujet fréquent de conversation dans les mess d’officiers est d’ailleurs le pas qu’a telle maison de la rue Grand-Pont ou de la rue des Carmes, sur telle autre de la rue Jeanne-d’Arc ou de la rue de la Grosse-Horloge, — à moins que ce ne soit l’inverse. Il ne faudrait pas croire, au surplus, que les Anglais, pour ces questions de gourmandise, — péché fin et léger, — s’enferment dans un étroit nationalisme. Viennent cinq heures, on peut voir officiers et soldats envahir les pâtisseries les plus françaises, accaparer les petites tables et s’y faire servir avec