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Fallait-il penser que telle avait été l’ingratitude des hommes qu’aucun de ses frères, ni de ses sœurs, aucun de ses anciens serviteurs, aucun des médecins qu’il avait employés dans sa maison, aucun des prêtres auxquels il avait rendu leur patrie et leurs églises ne s’était présenté pour réclamer, avec cette place près du captif, une part de son immortalité ? Fallait-il penser que nul de ceux qui jadis, sur un signe de sa main, s’empressaient à chercher la mort, n’avait consenti à lui consacrer les heures brèves qui le séparaient de l’Eternité ? Certes, depuis 1815 les temps étaient changés : on n’avait plus à redouter des proscriptions qui, pour la plupart de ceux qui avaient alors accompagné l’Empereur, avaient été le motif déterminant de leur dévouement ; on n’avait plus à craindre le sort des Ney, des La Bédoyère, des Mouton-Duvernet, des Travot, des Chartran ; une telle évolution s’était produite dans la politique de Louis XVIII que ses ministres étaient les ministres de l’Empereur, ses généraux, les généraux de l’Empereur et que les Pairs de France qu’il avait nommés venaient en droite ligne de Napoléon, à moins que ce ne fût de ses frères et de ses sœurs. Tout de même fallait-il espérer qu’il se trouvait quelques honnêtes gens que l’on n’avait point achetés, peut-être parce qu’ils n’étaient pas à vendre, quelques hommes dont la probité défiait la fortune et dont le dévouement aux vaincus attestait la hauteur d’âme. Et aucun de ces hommes n’avait été pressenti, aucun ne s’était révélé, aucun ne s’était offert : nul de cette immense Maison civile et militaire où dans chaque service s’étaient précipités les seigneurs de l’Ancien régime et ceux du Nouveau : ni un prêtre, ni un médecin, ni un chambellan, ni un aide de camp, rien…

Sans doute pour colorer de telles abstentions que l’ingratitude même ne suffisait point à expliquer, pouvait-on alléguer d’abord que l’Empereur n’avait réclamé personne, — mais c’était un mensonge ; ensuite, que les lettres qu’il avait fait écrire n’étaient point parvenues, — mais on en avait le texte ; que nul n’avait voulu venir, — et déjà quelques indications précises permettaient de constater que diverses personnes avaient sollicité leur départ.

A coup sûr, les correspondances n’étaient point aisées entre Sainte-Hélène et l’Europe ; bien des mois s’écoulaient entre la demande et la réponse, mais ce n’était point à des retards dans la transmission qu’il fallait attribuer l’échec des démarches :