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et virulente » et qu’on y flétrissait « les hommes politiques et, en général, l’ensemble de la société. » Le premier article de Miibeau portait ce titre : Ode au choléra. « Ce fléau venait d’apparaître ; et Mirbeau, au lieu de réclamer des mesures prophylactiques, lui souhaitait la bienvenue. Il le suppliait d’immoler un certain nombre de gens qu’il désignait par leur nom, de supprimer les scandales et, en somme, de tout détruire pendant qu’il y était… »

Les années passent. Mirbeau donne des chroniques dans maints journaux, après que les Grimaces ne sont plus qu’un souvenir gai, donne des romans et des comédies. Chroniques, romans et comédies continuent l’effort des Grimaces et même tâchent d’accomplir en quelque façon la besogne que le choléra n’a point faite, exécutent des gens, pourchassent des idées, ne tuent ni les gens ni les idées, au moins les malmènent, en tout cas montrent que Mirbeau les déteste. Parfois, il ne les déteste plus : mais alors, il en déteste d’autres. Et puis survient la guerre, la seconde qu’il ait vue. D est malade, il est mourant depuis des mois. La cruelle souffrance de la maladie, il la supporte : non la guerre ; et la guerre l’achève. Il meurt et laisse un testament de sa pensée, qui est une page étrange et pathétique. Il ne s’attendait point à la guerre : c’est qu’il ne la voulait pas ; il comptait que ses amis, les ennemis de la guerre, et lui-même avaient à jamais « saboté la guerre. » Il note son amère déception : « Quarante ans de lutte, pour aboutir au plus grand crime de l’histoire du monde, la monstrueuse agression de l’Allemagne ! » S’est-il trompé ? Oui. Et, quant à reconnaître son erreur, Mirbeau est un homme qui n’hésite pas : sa conviction nouvelle, aussi ardente que l’autre est jalouse, ne tolère point le partage. « Tout sacrifier à la France ! » annonce-t-il. Cependant, il maintient comme vraies et la peinture qu’il a faite de l’humanité, fût-ce de l’humanité française — « faiblesses, bas instincts de lucre, tares honteuses » — et l’espérance que l’humanité s’améliore. Ce qu’il aperçoit, c’est que les individus sont ignobles, non pas les collectivités : il a vu, par la guerre, par les Français à la guerre, « ce dont est capable une conscience collective, » en d’autres termes, une patrie. Et, bref, il a confiance dans l’avenir : « mais pour cela, il faut qu’on découvre, comme je l’ai découvert moi-même, que la patrie est une réalité ! » Ces mots, sans doute, sont poignans de bonne foi, de naïveté. Mais enfin, cette « découverte, » si c’en est une, où donc avait-on les regards tournés et par quelles fictions l’esprit voilé ? La franche découverte de Mirbeau, c’est l’aveu, loyal et brave, et presque ingénu, d’un prodigieux aveuglement.