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malaisément avec l’esprit, ou le génie classique, voici par quel détour il peut, en musique, y revenir et. de quelque manière, y rentrer. Pour originaux, étranges même, pittoresques ou colorés que soient les thèmes rapportés de loin par un Saint-Saëns, la véritable valeur musicale n’est pas en eux : elle est bien plutôt dans leur métamorphose et leur transfiguration, dans leur passage ou leur promotion de l’ordre de la nature et de l’instinct à celui de la conscience, de la règle, de l’art enfin. On pourrait fixer le moment où cet art intervient, où, sur l’élément indigène, local, il commence d’agir et de réagir. Alors, il ouvre à l’idée, au thème exotique, une route inconnue, un plus vaste horizon. Il l’agrandit, l’épanouit en musique pure, plus largement humaine, où nous pouvons nous-mêmes, nous tous, nous reconnaître et nous entendre. Et voilà comment une humble chanson de bateliers du Nil s’élève jusqu’à la région de l’idéal classique et de l’universelle beauté.

Si le genre exotique, en musique et dans la musique de M. Saint-Saëns, comporte par sa nature même une certaine expression, le reste de l’œuvre du grand musicien nous offrirait, en abondance, des pages plus expressives encore.

Qui donc entendrait ou lirait sans émotion, dans Henry VIII, non seulement les adieux de la reine Catherine, au dernier acte, mais ce dernier acte tout entier ? L’inspiration de M. Saint-Saëns ne fut jamais plus qu’ici cordiale et profondément humaine. Elle nous paraît digne des dieux, ou de la déesse, dans certain récit de Phryné, dans ce tableau de la naissance de Vénus, qui n’a pas, en musique au moins, son pareil. Tout est exprimé là, tout y est sensible, émouvant, depuis le paysage et l’apparition de la forme divine, jusqu’au trouble, à l’effroi sacré des êtres et des choses mêmes devant le mystère et le miracle de la beauté parfaite apparue au monde pour la première fois.

« La musique est esprit et elle est âme. » Dans la musique de Samson et Dalila, qui fera le partage ? Si des pages archi-classiques, scolastiques même, telles que le célèbre finale : « Gloire à Dagon vainqueur !  » constituent un chef-d’œuvre de la raison, les raisons du cœur peuvent seules expliquer la beauté de scènes plus touchantes, entre autres la scène « de la meule. » Je ne connais pas en musique, fût-ce en poésie, une aussi poignante expression du repentir. Gluck lui-même, le maître des sublimes douleurs, avouerait, envierait peut-être cette