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sensations, » nous sommes sans doute et tout de suite d’accord. Mais s’il s’agit du sentiment, de la sensibilité, de l’expression, que de réserves ou de contradictions s’imposent ! Même à l’esprit de la musique, ne sacrifions pas son âme. N’oublions pas que tous les classiques, je parle des grands, depuis un Homère, un Sophocle, un Virgile, jusqu’à un Corneille et à un Racine, ont été de grands passionnés. L’expression, non pas certes aux dépens, au mépris de la forme, mais tout au contraire, dans son obéissance et sous sa loi, ne serait-ce pas ainsi que l’art ou l’idéal classique, une fois de plus, se pourrait définir ?

Assurément, nous citerions nous-même, avec M. Saint-Saëns, « bien des morceaux de musique dont toute émotion est absente et qui n’en sont pas moins beaux, d’une beauté purement esthétique. » Mais d’abord, on se demanderait peut-être s’ils sont bien, ces morceaux-là, parmi les plus beaux. Et puis, fût-ce de ceux-là, M. Saint-Saëns est-il assuré, ne disons pas que toute émotion, mais que toute expression du moins soit absente, quand ce ne serait que l’expression, grave sans doute, sévère, mais auguste et qui peut tout de même aller jusqu’à nous émouvoir, d’un ordre ou d’un monde sonore, régi comme l’autre, comme tous les autres, par une sagesse infaillible, harmonieusement obéie. J’ai quelquefois trouvé qu’il en est de la musique, de certaine musique, un peu comme de la nature. De la nature non plus tous ne comprennent pas l’expression. Les choses ont leur langage. Et si tous ne savent point l’entendre, en conclurons-nous qu’elles sont muettes ? Rappelons-nous plutôt le cri du poète attestant qu’elles parlent et que leurs paroles ont un sens. Crions avec lui, non plus aux « verts gazons, » aux « sombres mers, » non plus aux formes visibles, mais aux formes sonores, aux chefs-d’œuvre, non plus de Dieu, mais des hommes :


Si vous n’exprimez rien, qu’avez-vous donc en vous
Qui fait bondir le cœur et fléchir les genoux !


Ce qu’ils ont en eux, les chefs-d’œuvre de la musique, dans l’ordre de l’expression, ou de la sensibilité, ou de l’âme, cela ne pouvait malgré tout et malgré lui-même échappera M. Saint-Saëns. Au cours de la controverse, il en a plus d’une fois comme un vague instinct, une conscience obscure, qui se trahit par des