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messager. Il médisait que ma famille, à la date du 10 octobre 1914, s’était embarquée pour l’Angleterre et que l’on nous conjurait de l’y rejoindre. En apprenant l’effroyable panique qui régna sur le littoral belge au moment de ces derniers départs, j’éprouvai les plus vives inquiétudes au sujet des miens. « Les quais étaient noirs de monde, on se pressait, on se bousculait, me raconta ce courrier qui fut témoin de la scène, les bagages furent laissés sur le quai, des femmes, des enfans furent étouffés, il en est qui tombèrent à l’eau et qui ne purent être sauvés. Les derniers steamers quittaient le port, la population affolée payait des sommes fantastiques pour être emmenée par des bateaux de pêche ou de simples canots ; sur la grève même, des gens se précipitaient, ayant de l’eau jusqu’aux genoux, pour atteindre des barques qui avaient déjà quitté le port. Les tramways vicinaux déversaient des milliers de voyageurs ; je les ai vus, couchés sur le trottoir, attendant la nuit entière ; moi-même, a-t-il ajouté, je me suis vu forcé de retourner par la Hollande et, grâce à mes efforts et à mon agilité, je réussis à faire passer mes valises, pleines de correspondances, puis à les suivre moi-même, entrant de force dans la voiture, tête première, par la fenêtre ouverte ! »

Ce même messager qui m’avait dépeint la panique du littoral, m’expliqua son retour en Belgique par la frontière hollandaise. Il ne voyait pas le moyen de rentrer à Bruxelles sans être fouillé par les patrouilles ennemies. Il eut l’audace de s’adresser à un auto militaire allemand, donna sans doute un généreux pourboire, et rapporta dans sa valise deux mille lettres, sans compter deux revolvers chargés, deux de ces armes à feu dont la possession était si sévèrement prohibée ! Il en riait encore !

Des courriers, il y en eut de toutes les sortes. Voyez plutôt ce monsieur de bonne famille qui voyage en sa pelisse cossue : il veut à tout prix aller embrasser son fils qui se bat sur l’Yser, mais la guerre l’a éprouvé, il n’a pas l’argent disponible et il emporte, soigneusement cachées dans ses fourrures, les lettres qu’on veut bien lui confier, l’argent ainsi gagné devant servir à payer ses frais de déplacement. Et cette jeune femme dont le mari et les frères servent dans notre armée ! Elle fait plus de trois fois la navette, par la Hollande, l’Angleterre et la France, partant sans passeports, avec des milliers de lettres qu’elle met sous presse pour en diminuer le volume. Douée d’une mémoire